Fa-hai - Manifeste de l'Eveil - Le soûtra de l'Estrade de Houei-neng

Le soûtra de l'estrade est un texte qui est souvent cité, parfois à tort et à travers et il ne peut qu'être bénéfique de le lire en intégralité. La particularité du Sixième patriarche (638-713) est d'être illettré, c'est pourquoi la rédaction du texte est attribué à l'un de ses disciples Fa-hai qui se met lui-même en scène dans le texte. Il faut dire qu'il en existe différentes versions et le traducteur, Patrick Carré en a choisi la plus ancienne. Je rappelle que Dogen se plaignait que des disciples de Houei-neng utilisent ce texte parfois en y ajoutant des passages de leur cru, souvent pour dénigrer la méditation assise.  

Dans les 14 premiers chapitres, Houei-neng raconte sa propre histoire à la première personne, notamment comment en entendant un passage du soûtra du Diamant, il s'éveilla à la Voie:

"A peine l'entendis-je que mon esprit s'illumina" §2

Il partit aussitôt rendre hommage au révérend Hong-jen, le cinquième Patriarche. Je passe l'histoire rocambolesque de la transmission du cinquième au sixième patriarche qui est bien connu et qui illustre l'idée qu'il n'est pas nécessaire d'être un intellectuel ou un érudit pour s'éveiller à sa véritable nature. Le plus intéressant du texte c'est la manière dont Houei-neng va tenter de faire de son éveil une méthode qui puisse aider les autres.  C'est là qu'apparait la critique de Houei-neng à l'égard non pas de la méditation mais d'une forme de méditation. Sa critique est en fait beaucoup plus subtile qu'elle n'y parait au premier abord. 

"Les égarés s’attachent à l’apparence des choses et croient qu’il existe réellement quelque « samâdhi de l’unique ». Ils redressent leur esprit et restent assis sans bouger, chassent les illusions sans plus produire de pensées – telle est leur « absorption unifiante ». Mais alors, ils s’adonnent à une méthode qui les assimile à des objets inanimés et, par surcroît, dresse maints obstacles sur la Voie." (...) "S’il s’agissait uniquement de rester assis sans bouger, Vimalakîrti aurait eu tort de gourmander Shâriputra, lequel passait sont temps assis dans la forêt.

Ô mes amis, j’en ai même vu qui apprenaient aux autres à s’asseoir pour examiner leur esprit, en examiner la pureté sans bouger, sans penser, et ainsi produire des mérites. Privés d’illumination, les égarés s’attachent jusqu’à la perversité, dont il existe des centaines d’espèces. Ceux qui expliquent ainsi la pratique commettent la plus vieille des grandes erreurs." §14
http://www.buddhaline.net/Soutra-de-l-Estrade

Si on se limite à ce passage on pourrait croire que Houei-neng dénigre la méditation mais ce n'est évidemment pas le cas car voici ce qu'il dit:

"A présent que nous savons ce qu'elle n'est pas, qu'est-ce donc, dans notre méthode, la "méditation assise"?  Quand, à l'extérieur, aucun concept ne vient s'ajouter aux objets, on parle d'être assis ; lorsque, à l'intérieur, on voit son essence originelle sans la moindre confusion, on parle de méditation" (...) "La concentration, c'est le détachement vis-à-vis des objets extérieurs et le recueillement, l'absence de confusion à l'intérieur" §19
 Autrement dit, ce qu'il critiquait dans la méditation c'est le figement de la pensée, le fait de croire qu'en s'asseyant face au mur, il faudrait s'arrêter de penser. Au contraire, ce qu'il valorise, c'est la fluidité qui évidemment ne se limite pas à la position assise. En revanche, il s'agit bien de pratique et pas seulement de discours.

"Il s'agit d'une méthode pratique qu'il ne suffit pas de ressasser en paroles. En parler, ce n'est pas la pratiquer, c'est en rester à l'illusion" §24

Il distingue deux sortes de vide, l'un qu'il assimile au néant

"Mais ne restez pas assis l'esprit vide : vous assimileriez le vide à une chute dans le néant" §24

et l'autre sorte de vide qui est celui qui contient toute chose:

"Le vide des espaces peut contenir le soleil, la lune et les étoiles, la grande terre, ses montagnes et ses fleuves, toutes les espèces d'arbres et de plantes, les hommes bons et les mauvais, les bonnes et les mauvaises choses, les paradis et les enfers : tout cela se trouve dans le vide. L'essence de l'homme est vide en ce sens également. §24

Notre essence est à même d'embrasser tous les phénomènes. " §25
 La méthode ne consiste donc pas à se vider l'esprit mais au contraire à embrasser tous les phénomènes sans les saisir. C'est pourquoi il assimile la "prajna" la sagesse, à la connaissance.

"Un instant d'ignorance interrompt la prajna" §26
Cependant:

"A l'instant même de la pensée, il y a illusion et du fait même qu'il y a illusion, ce qu'il y a n'est pas réel. La pratique poursuivie d'instant en instant porte le nom d'"existence réelle". §26
 On comprend que quand on dit que pour les bouddhistes rien n'existe, tout est illusion c'est complétement faux. Le réel existe bien, seulement la pensée ne permet pas d'y accéder. C'est la pensée qui est illusion. Ce qui permet d'accéder au réel c'est l'attention. Cette attention est l'état naturel, une fois débarrassé des passions et des illusions trompeuses. 

"Qui comprend correctement la chose n'a plus ni pensées, ni souvenirs, ni croyances. Il ne produit pas d'illusions trompeuses : voila bien l'essence de la simplicité du réel. Contempler tous les phénomènes à la lumière de la connaissance sans en adopter aucun ni le rejeter, c'est la voie sur laquelle en voyant l'essence, on devient Bouddha" §27
Aboutit-on à une forme de quiétisme? Je ne crois pas.

"On chasse les vues perverses, redresse son action et ne produit plus d'actes négatifs" §33
Ensuite, à partir du chapitre 34, il y a une sorte de mondo avec le préfet Wei K'iu qui l'interroge sur la réponse de Bodhidharma à l'empereur Wou des Liang, sur la question des mérites.

"Pratiquez la vertu à chaque instant, restez égal et droit, et votre mérite, dégagé du mépris, consistera à toujours respecter autrui" §34

C'est bien là qu'on voit qu'on a affaire à un éveillé. Comme le dit Patrick Carré dans son commentaire : "le vrai mérite consiste à s'oublier dans l'Autre". L'altruisme est la finalité de la pratique, non pas pour soi mais pour tous les êtres. Autrement dit: si mérite il y a, c'est au profit de tous les êtres.

On pourrait m'objecter qu'il est bien peu question de zazen dans le texte mais ce n'est qu'une question d'attention car les références ne manquent pas comme au moment des adieux

"Faites comme lorsque j'étais là et asseyez-vous ensemble - bien droits : il suffit de n'être ni mobile ni immobile, ni né ni disparu, ni allé ni venu, ni oui ni non, ni ici ni ailleurs ; il suffit  de rester à l'aise, paisible et silencieux pour pratiquer sur la grande voie."§53
Mais encore une fois, il ne s'agit pas de s'enfermer dans sa tour d'ivoire.

"Qui cherche le Bouddha hors de soi-même sans aspirer au réel
Battra la campagne comme un superbe crétin" §53

Voilà, c'est dit. 

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