Alexandre Jollien - "Il y a un côté thérapeutique du réel"



 "Il y a un côté thérapeutique du réel" à 4'18. "La paix que je cherchais dans le mental, elle est là dans la simplicité du réel". "c'est au cœur du chaos que se trouve la paix" à 8'23.
A la question qu'avez vous trouvé dans le zen au terme de votre voyage en Corée, Alexandre Jollien répond
"Une simplicité à l'endroit de la vie quotidienne. Tout est sacré: Aller aux toilettes, se brosser les dents. Le réel est sacré."

Rares sont les philosophes qui parlent du côté thérapeutique du réel. Même la maxime que l'on attribue à Spinoza «Ni rire, ni pleurer, mais comprendre !» dit autre chose que ce que dit Alexandre Jollien. Il qui ne nous invite pas à nous détacher du réel pour mieux le comprendre. A l'inverse, pour reprendre le bon mot de Raphaël Enthoven à propos de la philosophie d'Alexandre Jollien, celle-ci nous invite moins à un amour de la sagesse qu'à une sagesse de l'amour, un amour pensé comme pure réceptivité au réel et don de soi sans contrepartie, sans pourquoi, mushotoku.


Maître Dôgen - Le cœur en tant que tel, voilà l'Eveillé [Sokushin zebutsu] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil - Tome 5

D'une part je me posais la question comment Houei-neng en tant que Patriarche était perçu par Dogen et comment était interprété par celui-ci une citation comme "rester longtemps assis ne fait qu'entraver le corps, sans aucun profit pour l'esprit" et d'autre part que vise la critique que fait Dogen du naturalisme. La réponse se trouve dans ce texte.

Le naturalisme est l'opinion selon laquelle "la grande Voie se trouve dans notre corps dès à présent, et il est facile de savoir comment elle est"(...) "Même si l'aspect du corps est brisé, la connaissance spirituelle en sort indemne. C'est comme si le propriétaire sortait sain et sauf de sa maison en feu"(...)"Elle demeure en permanence d'éon en éon." Ce qui est visé ici c'est l'école du sud pour qui il suffit de "Voir la nature" pour "réalisé l'état de l’Éveillé". La pratique peut alors sembler très secondaire voire inutile.

Pour répondre à cette question Dogen va utiliser un texte du Recueil de la transmission de la lampe de l'ère Keitoku, notamment les propos du maïtre de la nation Nanyô Echû (Nanyang Huizhong).

"En rassemblant une foule de trois ou cinq cents personnes et en regardant cette grande assemblée, ils disent :"voilà l'enseignement essentiel du sud" Le "Sûtra de l'estrade" à la main, ils le modifient à leur gré en y insérant des récits vulgaires et en supprimant la sainte signification du texte. Ainsi troublent-ils les jeunes générations qui les suivent. Comment pourraient-ils alors perpétuer l'enseignement oral (de l’Éveillé)?"
 Le "Sûtra de l'estrade" compile une série de paroles attribuées à Houei-neng. Yoko Orimo dans les notes en bas de page écrit que ce texte est "compilé, non pas par le sixième patriarche lui-même, mais par ses disciples, on en compte au moins trois versions différentes comportant bien des rajouts et des modifications apportés par la postérité." On peut donc supposer que la phrase ""rester longtemps assis ne fait qu'entraver le corps, sans aucun profit pour l'esprit" est peut-être un ajout d'un disciple de Houei-neng qui n'aimait pas beaucoup la méditation. Dogen ne remet pas pour autant en cause l'idée centrale du "Sûtra de l'estrade" : "Le cœur en tant que tel, voilà l'Eveillé", seulement il lui donne un autre sens que celui des disciples de Houei-neng.

"Le cœur en tant que tel, voilà l’Éveillé" désigne la multitude des éveillés qui déploie le cœur de l'Eveil, pratique la voie, réalise l'Éveil et entre dans le Nirvâna. Qui n'a pas encore déployé le cœur de l'Éveil, ni pratiqué la Voie, ni réalisé l'Éveil, ni n'est entré dans le Nirvâna n'est pas "le cœur en tant que tel, voilà l'Éveillé". Déployer le cœur de l'éveil, pratiquer la Voie et attester l'Éveil même un instant infinitésimal, est "Le cœur en tant que tel, voilà l'Éveillé"(...) Ainsi ceux qui disent que pratiquer la Voie durant de longs éons pour devenir éveillé n'est pas "Le cœur en tant que tel, voilà l’Éveillé" n'ont jamais vu, ni connu, ni étudié "Le cœur en tant que tel, voilà l’Éveillé". Ils n'ont pas vu le vrai maître qui dévoile "Le cœur en tant que tel, voilà l’Éveillé".
Dogen reconnait donc bien  Houei-neng comme un Patriarche mais critique l'interprétation qui est faites par les disciples de ce dernier . "Le cœur en tant que tel, voilà l’Éveillé" n'a pas de sens en dehors de la pratique. Que la pratique se fasse dans un un instant infinitésimal (subitisme) ou bien durant de longs éons (gradualisme) ne change rien. Pour Dogen, Le naturaliste qui pense qu'il n'y a rien à faire parce que tout est déjà là, se trompe grandement. Il ne faut pas oublier que lorsqu'il était jeune sa question centrale était : «Dans l'enseignement bouddhique, il est dit que tous les êtres possèdent originellement la nature du Bouddha. S'il en est ainsi, pourquoi faut-il s'entraîner et adopter des pratiques ascétiques pour atteindre l'état de Bouddha?». La question demeure néanmoins. 

 

Philip Kapleau - Questions zen

Le livre est constitué en grande partie de questions et de réponses mais pas seulement. On y trouve également un discours d'encouragement lors d'une sesshin, la traduction de chants, des récits d'illumination de pratiquants et des correspondances et pour finir le récit autobiographique du parcours de Philip Kapleau. Ce livre est donc extrêmement riche et par conséquent impossible à résumer.

La question que je trouve la plus intéressante est celle qui concerne l'éveil et son rapport à la réalité.

La question est posée ainsi "L'illumination peut-elle survenir sans entraînement?" sous entendu sans faire zazen.

La réponse est très longue, je vais juste prélever ce qui m’intéresse au risque d'être partiel. Kapleau a testé des douzaines de personnes qui prétendaient être sujettes à l'illumination et il en a seulement trouver une qui a eu un éveil véritable sans faire zazen mais :

"sans entrainement, toutefois, l'existence n'est pas transformée de façon appréciable, car on ne sera pas capable de réaliser cette illumination, et avec le temps, elle deviendra simplement un souvenir très cher"

Il raconte l'histoire de cette personne, un plombier de Brooklyn qui n'avait fait aucune étude et qui ne manifestait aucun penchant spirituel ni affinité religieuse mais qui fut témoin de nombreux combats durant le Seconde Guerre mondiale au point de perdre tout goût à la vie, il ne pouvait plus "travailler, jouer ou faire l'amour". Tout lui paraissait inutile.

"Je marchais dans la rue et n'avais qu'une chose en tête: " qu'est-ce que la réalité?"... "même la nuit, la question ne m'abandonnait jamais"..."Cela dura environ six mois. Puis un jour, une explosion se produisit  en moi et je fus rempli d'une joie que je n'avais jamais ressentie. La question s''évapora et je pus travailler à nouveau.... Cet état - parfois, je me sentais capable de sauter pardessus un mur de trois mètres!"- dura environ quatre mois. Ce qui le gâcha fut une nouvelle question obsédante "Qu'est-ce qu'il t'est arrivé? Cette joie et ce bien-être ne sont pas normaux pour toi" J'ai commencé à me sentir mal précisément parce que je me sentais si bien". 

On lui a conseillé de consulter et il s'est retrouvé dans un hôpital dans lequel on l'a gardé plus d'un mois. Il a commencé à en avoir marre et on a fini par lui faire un diagnostic.

"Vous avez eu une expérience de conversion." Je ne savais pas de quoi ou à quoi j'avais été converti, mais j'avais tellement hâte de sortir de l'hôpital que je ne mis pas en question leur diagnostic"..."Ce doit être dix ans plus tard, lorsqu'un ami m'a prêté votre livre Les trois piliers du zen, que j'ai finalement réalisé ce qui m'était arrivé: j'avais eu une expérience de Kensho ou de satori".
Si le réel prêche le dharma (mujo seppo), il doit pouvoir le faire en dehors de tout contexte religieux, ce qui est bien le cas ici. Seulement le "kensho", en admettant qu'il soit indispensable, ce dont je doute, ne suffit pas.

"Progressivement , le rayonnement  et le bonheur s'évanouirent et cette super-energie disparut. Maintenant que j'ai lu votre livre et que je suis venu à l'atelier, je connais l'importance de zazen. Mais zazen ramènera-t-il cette joie merveilleuse? - Oubliez la joie, lui-dis-je. Faites zazen régulièrement, soyez conscient et pleinement impliqué dans votre vie quotidienne, et vous aurez une plus grande clarté, une vitalité accrue et des sentiments de profonde gratitude. Cela affectera votre vie de façon plus positive que l'extase que vous avez expérimentée"
  Difficile de ne pas être nostalgique de l'extase quand on en a connu. Ce que je trouve problématique dans ce genre d'expérience de conversion c'est que vous ne savez pas à quoi vous vous exposez. Si on lui avait passé le Coran, plutôt que les trois piliers du zen, il se serait certainement converti à l'islam, ce qui n'aurait pas été un mal pour autant. Les phénomènes de conversion, de kensho ou de satori me semblent relativement aveugles, c'est pourquoi l'idée que l'on trouve surtout dans le zen soto, plus encore que dans le zen Rinzaï, dont est issu Kapleau, qu'il ne faut pas s'attacher au satori, ni même le rechercher me semble assez judicieuse. Dans les trois Piliers du Zen que j'ai commencé à lire, Kapleau dit qu'il faut rechercher l'expérience de kensho, d'où l'utilisation des koans (version Rinzaï du zen). Il dit ici que de toute façon le kensho n'est pas suffisant. Même si je m'inscris personnellement plutôt dans la tradition du zen soto je trouve la méditation sur les koans et la pratique du dokusan (rendez-vous privé avec le maître) également  très pertinentes. Loin de moi l'idée de critiquer le zen rinzaï.

L'implication consciente dans la vie quotidienne, la clarté dans l'esprit, la vitalité accrue et des sentiments de profonde gratitude et d'amour, si cela ne définit pas l'éveil,  me semble préférable à l'éveil lui-même en tant qu'expérience ponctuelle de satori. On voit bien ici que la question de l'éveil subit par rapport à l'éveil graduel (qui suppose donc un entrainement -zazen-) est loin d'avoir été réglée une fois pour toute.


Patrick Ravignant - Le Grand Livre de la Spiritualite Orientale

 Un maître, désignant une pierre, demanda à son disciple, si, à son avis, celle-ci était à l'extérieur ou à l'intérieur de l'esprit. L'adepte, au fait de l'illogisme du zen, répondit qu'elle était, évidemment, à l'intérieur de l'esprit. Le maître éclata de rire: "Eh bien, dans ce cas, tu dois te sentir la tête bien lourde"

Par ailleurs ce livre est vraiment catastrophique :
"Le soto, à notre avis, tend à banaliser l'expérience radicale du tch'an sous une forme quasi disciplinaire, coercitive. Elle correspond sans doute à une certaine forme d'aspiration japonaise, mais "adaptée" aux Occidentaux, elle tend à devenir volontariste, carcérale, souvent teintée de relents d'un judéo-christianisme mal assimilé (goût de l'ascèse, nécessité de la souffrance...)" (p.178)

Ahaha comme si on pouvait se libérer sans en passer par la discipline!
Une petite recherche internet nous apprend que l'auteur a écrit des livres sur l'astrologie. Il est clair que par rapport au grand n'importe quoi de l'ésotérisme le soto peut paraitre "disciplinaire". Je n'ai jamais lu ni entendu parler de nécessité de la souffrance dans le zen soto. Aucune citation ni aucune référence ne viennent justifier une telle affirmation (bon en même temps c'est France Loisir l'éditeur ce n'est pas J.Vrin)

Le rinzaï ne s'en sort pas mieux:
"Cette méthode, au demeurant excellente, risque de se transformer en un rituel obligé, une schizophrénie expérimentale, fort éloignée du propos originel, du moins dans son application..."(p.177)
 Il s'agit également d'un poncif de l'ésotérisme de considérer que seul ce qui est "originel" a de la valeur. Parler de schizophrénie expérimentale parce que le disciple arrive à penser et à expérimenter simultanément deux pensées contradictoires est un peu grossier. Il déconseille même zazen

"le zazen ou posture assise s'inscrit dans une pratique quotidienne certainement bénéfique mais demeure sans rapport avec le processus d'éveil à sa nature propre"(p168)

Ahaha comme si il en savait quelque chose de l'éveil! Hey Patrick! Il faisait quoi Bouddha sous l’arbre de la bodhi? En revanche ici il étaye son propos par des citations de Houei-neng ("Rester longtemps assis ne fait qu'entraver le corps, sans aucun profit pour l'esprit") qui prennent leur place dans la controverse entre le subitisme et le gradualisme. L'auteur réduit abusivement le gradualisme aux tenants de la méditation assise et y oppose le subitisme pour qui "il n'y a pas de causalité à l'éveil" Pour l'auteur "les tenants du gradualisme furent défaits". Pour Dogen, il en va tout autrement.


"Le lecteur, mieux informé, voudra bien nous pardonner ces incartades et, une fois l'éclair de l'intuition se sera fait jour en lui, s'en tenir aux seuls propos des maîtres".

L'auteur voudra bien nous pardonner de mettre ce livre à sa juste place, à savoir à la poubelle.