Roland Yuno Rech - Yogacara - Une philosophie de la Conscience.

Il s'agit d'un petit livre intéressant mais un peu court, à l'image de sa bibliographie (p78). Il est le compte rendu d’enseignements donnés en 2009. Les mondos prennent beaucoup de place et le côté question-réponse rend le livre parfois un peu léger. Il ne fait que confirmer ce que je savais déjà. Il faudra peut-être que j'aille voir ailleurs pour bousculer mes préjugés.

La question que traite Roland Rech est celle de ce que peut apporter ces enseignements pour notre pratique. Il ne s'agit donc pas d'un exposé théorique et philosophique sur le Yogacara. Même si, le terme de Yogacara dans lequel résonne le mot Yoga montre bien qu'il y a bien une orientation pratique, au sens corporel de cette philosophie. 

Je laisserais de côté les considérations historiques de Roland Rech sur la manière dont ces enseignements du Mahayanna prennent place dans les discours du bouddha historique par rapport à ceux du bouddhisme ancien. L'idée que les développements du Mahayana auraient été présents dès le départ me semble, pour ma part, peu vraisemblable. Il me semble davantage être une adaptation et une relecture des textes au regard des critiques qui  sont apparues postérieurement sur les discours originels. Comme le dit très bien Dogen qui ne se fait aucune illusion sur le caractère inauthentique de certains textes tardifs du Mahayana, à partir du moment où ils ont été adopté par la tradition (celle des patriarches) ils deviennent aussitôt des textes authentiques. Dogen va jusqu'à dire, je caricature à peine, que ce n'est pas la peine d'aller en Inde pour vérifier. Qu'il y ait un écart considérable entre les textes indiens (notamment ceux du Yogacara) et la pensée de Dogen, n' a rien de surprenant. Je rappelle que dans le texte Mujo Seppo, Dogen parle de la relative liberté des éveillés à l'égard des textes du passé. 

Pour Roland Rech, si le Yogacara est apparu c'est parce que précédemment l'accent était tellement porté sur la vacuité que cela avait parfois pour conséquence une position trop nihiliste. On retrouve d'ailleurs cette même idée en occident lorsque Dostoïevski fait dire à Ivan Karamazov "Si Dieu n'existe pas, tout est permis”. On pourrait dire si tout est vacuité alors tout est permis. 

"Le Tout-Esprit" serait alors une sorte de détour, de moyen habile pour amener progressivement les êtres humains à accepter la vacuité. Et dans ce sens les enseignements du Yogacara sont considérés comme des enseignements provisoires, pas par les maîtres du Yogacara bien sûr, mais par les gens qui les critiquent, c'est à dire par les gens du Madhyamika (école du milieu) issu de Nagarjuna."

Le Yogacara va donc insister sur les processus mentaux de manière à purifier progressivement le mental.

On notera au passage que Roland Rech se trompe lorsqu'il dit que l'idéalisme s'oppose à l'empirisme (p31). La position de Berkeley est à la fois idéaliste (rien n'existe en dehors de l'esprit) et empiriste (tout y entre par le biais de l'expérience). Jean Marc Vivenza souligne d'ailleurs la parenté entre le Yogacara et la pensée de Berkeley. Néanmoins, il est vrai, un idéaliste n'est pas nécessairement empiriste.

Le Yogacara ajoute à la sixième conscience (les cinq premières sont liés au cinq sens), le mental, deux autres consciences : la conscience mentale souillée et la conscience réceptacle (alaya). Ceci permet d'expliquer d'une part la question de la continuité des flux de conscience entre deux renaissances et d'autre part le fait que la conscience réceptacle lorsqu'elle est purifié renvoie à la nature de bouddha.

Le plus intéressant c'est évidemment les moyens employés pour purifier la conscience réceptacle. Je ne vais pas dévoiler tout le livre... En deux mots, il y a d'abord l'étude puis la contemplation, puis le retournement de la conscience puis la bouddhéité. Seulement, cela ne se fait pas en cinq minutes montre en main mais en dix terres (et autant de renaissances, je suppose). Les six premières sont consacrés à la pratique des paramitas (don, générosité, compassion...) , des préceptes sans oublier la méditation,  dans la septième, les moyens habiles, la huitième les pouvoirs extraordinaires, la neuvième l'enseignement du Dharma comme un bouddha et la dixième il est totalement réalisé et libre.

On notera quand même que :
"La conscience réceptacle est un réceptacle tant qu'il y a des graines dedans. Mais quand il n'y a plus de graines ce n'est plus un réceptacle" mais quand la conscience réceptacle (alaya) disparaît elle devient la conscience pure (amala) sans objet, "en tous les cas sans objet d'attachement". 

Arrivé à la dixième terre il y a une indifférenciation entre le niveau relatif et le niveau absolu. Et comme il y a des imbéciles partout il y en toujours pour croire qu'ils sont arrivés à la dixième terre et qu'ils n'ont plus besoin de pratiquer et qu'il peuvent allègrement franchir tous les interdits.

"A la gendronnière, il y avait des moines comme ça qui restaient au bar toute la nuit à se saouler et à faire des tas de bêtises en disant "Bonno soku bodai" (identité entre les passions et l'éveil)"
 Aujourd'hui, à la gendro, les adeptes d'un zen tantrique (ou ésotérique) semblent beaucoup moins nombreux.

La deuxième partie du texte consacré à l'attitude de Dogen vis à vis du Yogacara est très intéressante mais j'en ai déjà parlé.

Au Yogacara s'oppose l'école du milieu qui rejette l'éternalisme et le nihilisme.

"Dogen se tient dans cette position très Madhyamika (voie du milieu) de combattre toute tentative de substantialiser non seulement la conscience , mais surtout quoi que ce soit" (...)"... Pour Dogen, l'esprit n'est pas séparé de toute chose. Ce n'est pas la source ou l'origine. Ce n'est pas une entité indépendante"(...) Dogen dénonce complètement l'erreur (...) qui consisterait à croire que puisque l'esprit lui-même est bouddha, puisque nous avons un esprit apparemment, nous sommes déjà bouddhas et il n'y a pas besoin de pratiquer"(...) De même, maintenant, à notre époque, il y a une certaine compréhension de la spiritualité qui est, je crois, très influencé par le Vedanta mal compris de Ramana Maharshi, et qui encourage une forme d'éveil solitaire en dénonçant la pratique. En disant "il n"y a rien à pratiquer, vous êtes déjà le vrai Soi, l'atman."(...) " Dans la pratique du zen, on insiste justement sur la pratique, la transmission de maître à disciple"
 Et mujo seppo dans tout ça?

"Même les murs, les tuiles, les pierres, tous les phénomènes actualisent l'esprit des anciens Bouddhas, donc bien au-delà de la dualité matière-esprit"
 Et comme Mujo c'est également l'impermanence:
"La véritable libération ne peut être réalisée que dans la compréhension profonde de l'impermanence comme impermanence (...) Le soleil, la lune, les étoiles, et même à l'intérieur de notre corps ça apparaît et ça disparaît. C'est l'expérience fondamentale, la réalité fondamentale que nous partageons avec tous les êtres."

Ephoron virgo

Deux images qui nous invitent à méditer sur le caractère éphémère de la vie. Il s'agit de cadavres de femelles éphémères (Ephoron virgo) qui ne vivent que quelques heures avec des ailes. En jaune ce sont les oeufs que la femelle a pondu juste avant de mourir.

Mujo c'est également l'impermanence. 

Roland Yuno Rech - Mondo - Yogacara -

Je reviendrais un peu plus tard sur le livre de Roland Rech sur le Yogacara. Je voudrais d'abord parler du Mondo donné par Roland Rech à la sesshin de Pegomas le 09/06/2012 16 h que l'on peut écouter là
http://zen-nice.org/gyobutsuji/1057/mondo-yogacara/

à 2'02 "Je ne suis pas d'accord avec toutes les écoles idéalistes de la philosophie Yogacara... croire que toute la réalité n'est que la projection de notre esprit" "Je ne suis radicalement pas d'accord parce que (...) "le réel c'est ce contre quoi on se cogne".

"Là où je rejoins certains aspects du Yogacara c'est dans l'idée que le réel est inconnaissable. On ne peut le connaitre qu'à travers nos organes de perception, nos représentations. Une mouche ne va pas percevoir le monde de la même manière"

à 6"16 Ce n'est pas seulement ce que nous montrent nos perceptions c'est également teinté par notre subjectivité" " On projette des choses sur nos perceptions" mais "Ce n'est pas une construction à partir de rien". A 8'29 Le Yogacara "c'est un effort des bouddhistes qui s'aperçoivent que la plupart des gens ont énormément de mal à accepter la vacuité. Il y a une résistance de l'ego à comprendre la vacuité qui tranche son fondement. Peut-être par le biais de la conscience ça peut aider à comprendre que tout est vacuité. On dit alors "tout est esprit." mais ça revient au même.
 Je ne pense pas que cela revienne au même et je ne suis pas certain que l'argument selon lequel le réel est ce contre quoi on se cogne suffise à faire changer d'avis un idéaliste. Pour moi l'enjeu ne se situe pas au même endroit. En fonction de la manière dont on considère le réel on n'agira pas forcément de la même manière. Il se pourrait que les idéalistes aient raison en théorie, le réel n'est peut-être que la projection de la conscience universelle mais s'ils n'agissent pas comme si le réel est réel, c'est à dire avec le souci du réel qui advient, il se pourrait qu'ils aient tort en pratique.

De toute façon il n'y a que le réel qui puisse faire changer d'avis un idéaliste, certainement pas des mots sur un blog. Que le réel prêche le Dharma implique que celui qui n'a pas rencontré ce réel, n'entendra pas les mots qui tentent de le dire. 

Maître Dôgen - Seul un éveillé avec un autre éveillé [Yuibutsu yobutsu] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil - Tome 1


"Lorsque la non-compréhension revient au milieu de la compréhension, celle-là ne contrecarre pas celle-ci. Il y a pour la compréhension et pour la non compréhension, le cœur du printemps et la voix de l'automne"(...) "La compréhension doit être le moment où se présente la concentration de soi, la voix étant déjà entrée dans les oreilles."(...) "Nulle lacune, même la plus petite, ne doit exister entre le cœur et le Corps dans leur nudité totale"

Dans ce texte Dogen explique qu'il est normal de ne pas comprendre la voie au début et qu'il suffit de suivre la trace invisible des éveillés. Au début on agit nécessairement par mimétisme. Quand on commence à comprendre intellectuellement la voie c'est que l'on a déjà comprise avec le corps. C'est en comparant les traces des éveillés que l'on clarifie sa propre trace.

"C'est en mesurant la trace des éveilles que j'arrive à clarifier ma propre trace"

Maître Dôgen - Discourir du rêve au milieu du rêve [Muchû setsumu] - 1242 - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil - Tome 1

"L'univers entier qui se dévoile comme la rosée est un rêve! Ce rêve n'est autre que cent herbes réfléchissant le soleil et la lune. C'est précisément ce qui vous incite à douter, ce qui vous paraît pêle-mêle. A ce moment-là (il y a) l'herbe du rêve, l'herbe du milieu, l'herbe du discourir, etc. Quand on étudie ces herbes, leurs racines, tiges, brins et feuilles, ainsi que leurs fleurs, fruits, lumières et couleurs constituent tous ensemble un grand rêve! Ne vous trompez pas en les considérant éphémères et nébuleux comme des rêves!"

En effet, à imaginer que nous rêvons (ou que tout est le produit de notre conscience), nous pourrions passer à côté du réel lui même quand bien même rien ne le distingue du rêve. Ce n'est pas parce que le rêve est un rêve qu'on ne doit pas étudier ce qui le constitue. Car ce qui constitue le rêve n'est pas moins susceptible de nous éveiller que le réel lui-même.

"C'est au milieu du rêve qu'il y a le premier déploiement du cœur de l'éveil, la pratique, l'Eveil complet et parfait sans supérieur et le Nirvana. Le rêve et l'Eveil, chacun d'eux est l'Aspect réel! L'un n'est ni plus grand ni moindre que l'autre"(...)
Ce n'est pas forcément parce qu'on a entendu parler du Dharma pendant le jour que l'on va en rêver la nuit mais c'est parce qu'on entend parler le dharma pendant la nuit qu'on va déployer le cœur de l'éveil. Les êtres inanimés sont parfois plus bavards la nuit pendant le rêve que le jour.

Dans la présentation de ce texte Yoko Orimo dit que l'expression "Discourir du rêve au milieu du rêve" vient du Sûtra de l'accomplissement de la Sagesse. Le passage qu'elle cite se termine par "c'est l'absence de la nature propre qu'il faut obtenir" et Y. Orimo écrit: "c'est l'enveloppement de la pensée (cittâvarana) dont il faut se débarrasser pour obtenir l'Eveil"

Je me demande si on se débarrasse de l'enveloppement de la pensée (peut-être est-ce la conscience?) s'il ne reste pas la pensée (et la non-pensée) qui ne se distingue pas du dharma lui-même. Dit comme ça ce n'est pas très clair mais c'est bien le point qui reste à éclaircir.

Si cittâvarana cittâ c'est l'esprit et si varana signifie englobant la question qui demeure c'est qu'est-ce que la pensée chez Dogen? Quelle est sa nature?

Dogen est clairement hostile à l'idée de conscience réceptacle:
"Contenir  les  dix  mille  êtres  désigne  l’océan.  La  signification  de  cette expression, ce n’est pas qu’une chose quelconque contienne les dix mille êtres, mais que contenir, c’est dix mille êtres. Ce n’est pas dire que l’océan contient dix mille êtres ; mais contenir dix mille êtres, c’est l’océan et c’est tout" Concentration de soi du sceau de l’océan [Kai.in zanmai]
 Les dharma n'ont pas besoin d'un contenant, d'une conscience qui les pense pour pouvoir exister. Seulement pour penser les dharma ne doit-il pas y avoir une équivalence entre les pensées et les dharma?

« L’aspect véritable, ce sont les dharma : les dharma c’est l’aspect tel quel, l’essence telle quelle, le corps tel quel, la pensée telle quelle, le monde tel quel, nuages et pluie tels quels. C’est aller, rester, s’asseoir, s’allonger tels quels, souffrir et se réjouir, se mouvoir et demeurer en repos tels quels. [...] C’est la transmission et la réception de la loi telles quelles, l’exercice
de l’étude et le discernement de la voie tels quels, la constance des pins et la périodicité des bambous tels quels. »  Shohôjissô [Le véritable aspect des dharma]
Les aspects du monde sont réels car le réel se donne à voir comme aspect, y compris dans le rêve. 
"Même s'il est dit qu'on s'égare au milieu de l'égarement, justement pratiquez avec ingéniosité et étudiez à fond cette expression qui exprime l'égarement au milieu de l'égarement pour y trouver le passage perçant le ciel. Le discourir du rêve au milieu du rêve est les éveillés, et les éveillés sont le vent, la pluie, l'eau et le feu."

Ce serait s'égarer de croire qu'en perçant le ciel on accèderait à un autre monde que le monde tel qu'il est. C'est au cœur du samsara que se trouve le nirvana.  Il n'y a pas d'autre monde.




Pierre Nakimovitch - Dôgen et les paradoxes de la bouddhéité : Introduction, traduction et commentaire du volume De la bouddhéité

Ce texte n'est pas facile à lire mais il est passionnant car il reste au plus proche de la pensée de Dogen. L'angle de vue de Pierre Nakimovitch est à la fois philosophique, philologique et historique.

L'aspect qui m'a le plus intéressé c'est le refus de Dogen de ce que j'appellerais le psychologisme (ce mot n'apparait pas dans le livre. Nakimovitch parle plutôt de spiritualisme - mais ce mot évoque pour moi autre chose d'encore pire) c'est à dire le refus de la thèse du "Rien que conscience" qui est pourtant une thèse omniprésente dans le bouddhisme.

Partons de la traduction de Y. Orimo :

"Depuis des éons incommensurables, nombreuses sont les personnes stupides qui tiennent la conscience et l'esprit pour la nature de l'éveillé, ce qui fait l'homme digne de ce nom et c'est à mourir de rire!" La nature de l'Eveillé [Bussho] Maître Dogen

Dans le traduction de Nakimovitch cela donne:

"Depuis des temps infinis, des personnes stupides, en grand nombre, ont considéré l'esprit conscient en tant que bouddhéité. En tant qu'homme originaire : c'est à mourir de rire"

Il est bien difficile de dire laquelle des deux traductions est la meilleure pourtant le sens est légèrement différent. Dans la première la conscience et l'esprit sont deux choses différentes et dans la seconde c'est l'esprit conscient qui est visé. Le sens est donc plus restreint. Tout le problème c'est de penser un esprit non conscient comme celui d'une plante ou d'un caillou. A mon avis, il vaudrait mieux éviter le terme de conscience et le terme d'esprit, c'est pourquoi je préfère la première traduction de Y. Orimo quand bien même l'explication de ce texte par P. Nakimovitch me semble lumineuse. Mais la traduction "homme originaire" me semble plus précise et plus juste qu'"homme digne de ce nom" même si je ne connais pas le texte original.

Page 344, Pierre Nakimovitch écrit: "L'unité d'intention de ce paragraphe, c'est l'évocation de la bouddhéité par trois formules qui s'éloignent de spiritualisme et de tout anthropomorphisme : la boudhéité c'est adobe, murs, tuiles, cailloux"(...) "La bouddhéité ne peut être définie par les fonctions mentales qui sont classées parmi les cinq agrégats. Elle n'est conscience ni connaissance" "Losque Dogen critique cette interprétation psychologique, il la qualifie d'hétérodoxe..."(...) Il est (donc) probable que Dôgen vise ici le système du "rien-que-conscience (...) Il ne se réfère pas à Asanga et à la conscience réceptacle, mais à Asvaghosa et à l'océan de la boudhéité" : "envelopper les dix mille êtres" n'est pas le fait d'une conscience, mais de l'océan.
(...) Dôgen affirme l'indifférenciation de la pensée et de la matière... La pensée est vide, vide de spiritualité. Quand elle se cherche dans le monde des dharma, ou parmi les trois mondes, elle se voit comme chose. La pensée ne se trouve qu'aliénée. La réalité de la pensée est un caillou. Sans privilège ni indépendance.
Page 346 "Dès lors, Dogen ne peut qu'écarter la thèse unilatérale du Rien-que-conscience, qui risque de se systématiser et de se figer en spiritualisme substantialiste. Risque reconnu par le texte même d'Asanga : "Les êtres gîtent en la connaissance réceptacle comme en leur moi"... à tort.
"Plutôt que de l'abstraction de l'esprit, il préfère parler de "l'homme originaire" qui "n'exempte pas de la pratique, car la pratique aussi est originaire"(...)"Nul ne devient Buddha dans la clôture imaginaire de l'intériorité, mais seulement par l'extériorisation active"(...)"Apprendre et désapprendre, proposer et critiquer, affirmer et nier, telle est la voie de l'étude. N'est-ce pas ce que fait Dogen sans cesse?"

Oui oui et j'aimerais bien faire pareil, modestement, avec ce blog.



Taisen Deshimaru - Eiheikoroku - Enseignement oral Edition integrale - 10

Dans ce livre on trouve la traduction et les commentaires de quarante-sept des poèmes de Eihei-koroku de Maître Dogen prononcé par Taisen Deshimaru dans ses kusen en 1981.

Il commence par Mujo Seppo. Le sermon sans paroles.

"Le sermon sans paroles
Du Tathagata (de la vérité cosmique)
Qui peut le comprendre?
Un bâton fait d'une branche d'arbre le comprend inconsciemment" Dogen

"Ce poème est très profond. Mujo seppo, ce n'est pas le sermon d'un maître, d'un être humain, mais celui des montagnes et des rivières. C'est la voix de la vallée. On retrouve mujo seppo dans de multiple sutras.
Dans le sutra Kegon: "La grande nature, le nuage, l'Océan, la lune, la montagne, tout fait un grand sermon." Dans le sutra Anda "L'oiseau aquatique, les forêts font une grande conférence" Maître Tozan ainsi que Sotoba, un maître de l'ancienne Chine, disent que "le son du torrent ne s'arrête jamais" Sotoba eut d'ailleurs le satori en entendant le poème suivant de Maître Kaishe:
"La voix de la vallée est un grand sermont
La couleur de la montagne est le corps de Bouddha
Ils chantent le poème des quatrevingt-mille poèmes
Comment expliquerai-je cela à autrui?"

Littéralement, mujo signifie sans émotion, sans considération. Il est important de contrôler ses émotions. Un sutra dit: Même si les huit vents soufflent, ne vous laissez pas émouvoir"(...) "Nous devons prendre garde au futur, nous devons aller au-delà de la civilisation moderne. C'est mujo seppo, l'authentique sermon sans émotion, sans conscience, au delà du sens commun. L'objet ultime de la philosophie et de la religion est toujours mujo seppo.(...) c'est la vérité cosmique authentique, la vérité unique, sans la pensée humaine, située au delà de la pensée vulgaire."

"Un bâton fait d'une branche d'arbre le comprend inconsciemment" Ce vers signifie regarder le monde humain du point de vue de la nature. La montagne, la rivière font des sermons. Pour les comprendre, il faut devenir la montagne, la rivière. Mujo seppo est la voix de la nature, de l'ordre cosmique. La vraie musique comme celle de Beethoven ou de Bach est ainsi. L'homme moderne ne respecte plus cette nature. Tout est déformé à tous les niveaux. La vérité authentique est au delà de toute considération, impossible à saisir par la pensée. Mais pour comprendre cela, il faut arrêter de penser en tant qu'être humain et devenir la montagne. C'est zazen.
Si on reste trop attaché, on ne peut pas entendre mujo seppo dans la vie quotidienne. Les branches, les arbres, les pierres, les montagnes, les rivières comprennent mujo seppo."

Pas mieux.

Promenade matinale après zazen - 16 août 2016.

Je n'ai pas beaucoup de blagues à raconter. Il faut dire que les journées silences sont peu propices aux plaisanteries.

Nous aurons quand même eu le droit plusieurs fois à la sonnerie de l'alarme à incendie notamment pendant zazen. Inutile de dire que personne n'a bougé. Ma voisine de zafu  a quand même sursauté puis elle a fait gassho. L'alarme a également sonné pendant un teisho qui portait sur la parabole de la maison en feu dans le sutra du lotus. Là encore personne n'a bougé.

Taisen Deshimaru - Zen et Karma

Ce texte nous offre un joyeux délire de Taisen Deshimaru de 1977 à Val d'Isère. Certains propos sur le karma se retrouvent mot pour mot dans Zen et vie quotidienne mais heureusement pas tous. Il avait déjà été publié en 1984 sous le titre "La Voix de la vallée : l'enseignement d'un maître zen /  Taisen Deshimaru".

"La voix de la vallée" fait référence au bruit du torrent près du dojo à Val d’Isère ainsi qu'à un poème de Sotoba (Su Dongpo) qui évoque Mujo Seppo (la prédication de la loi par l'inanimé)

"La voix de la vallée donne une grande conférence,
La couleur de la montagne est le véritable corps purifié.
De minuit à l'aube j'entends quatre-vingt quatre mille poèmes
Comment, le jour venu, l'expliquer à autrui"


Dans ce livre Taisen Deshimaru est suffisamment enthousiaste et enthousiasmant pour que ce livre soit une belle porte d'entrée dans l'univers du zen. Cependant, il ne faudra pas y regarder de trop près et ne pas s'attacher aux mots car par moment le texte est un peu confus.

exemple p78:
"... Ce karma du corps et de l'esprit, cet ego, est dépourvu de substance, de noumène. Notre karma, notre ego, est régi par la puissance cosmique fondamentale - de par son interdépendance avec toutes les existences. Aucune substance ne perdure postérieurement à la mort ; et pourtant notre karma est doté d'une existence phénoménale - et il se perpétue éternellement en vertu de son interdépendance avec toute les existences"(...)"Aussi notre désir, notre souhait est de perdurer éternellement, il en est ainsi. Notre conscience peut se perpétuer dans l'éternité du cosmos. Telle est la plus haute joie humaine - le nirvana vivant"

"Aucune substance ne perdure postérieurement à la mort" Parce qu'elle perdure antérieurement? Je croyais qu'aucun phénomène n'était pourvu de substance.
"Notre conscience peut se perpétuer dans l'éternité du cosmos." Quelle est la nature de cette conscience qui peut perdurer dans l'éternité? Si c'est seulement une possibilité qu'elles sont les autres possibilités?

Il peut même sembler contradictoire:
 

D'une part Deshimaru dit p84 :

"Il est nécessaire d'oublier votre corps, de l'abandonner de telle sorte que seul l'esprit demeure."... "Oublier le corps. Ne laisser que l'esprit." 

et d'autre part p170:

A Nyojo qui dit "Abandonnez le corps et l'esprit!" Dogen répond "Esprit et corps abandonnés"

Il faut comprendre que l'esprit qui doit être abandonné dont parle Dogen et Nyojo c'est la conscience personnelle et égotique et que l'esprit dont parle Deshimaru c'est ce que Dogen appelle l'océan de la bouddhéité mais Dogen évite d'en parler en terme d'esprit ou de conscience. Deshimaru dit cela d'une certaine façon p 164 :
"De même pendant zazen : lorsque nous entendons la voix de la vallée, à Val d'Isère, la rumeur du torrent pénètre complètement le corps, il n'y a plus que cela. L'esprit s'anéantit" "L'esprit devient absorbé dans le corps. La pensée s'éteint, et seule la conscience cosmique pénètre le corps"

Sans vouloir être malveillant à l'égard de Philippe Coupey ni lui faire un procès d'intention, je m'interroge sur la place qu'il occupe dans ce livre. Je trouve personnellement l'histoire de Deshimaru et celle de l'AZI assez passionnante. J'aurais bien aimé connaitre le nom des autres personnes qui sont sur les photos p173 et pas seulement savoir où se trouve Philippe Coupey sur la photo. Je m'interroge également sur la pertinence du commentaire de Philippe Coupey

Deshimaru affirme p111 que du point de vue Karmique "les ancêtres n'influencent pas leur descendance" et P. Coupey commente en disant "On est libre de ses parents, on est libre de ses ancêtres... On est libre de son Karma".

Les ancêtres ce sont ceux qui sont au-dessus du degré de grand-père dans l'arbre généalogique et que très souvent nous n'avons pas connu contrairement à nos parents. Si on peut nier les délires phylogénétiques d'un Freud (meurtre du père dans la horde primitive) par exemple, comme influence karmique je doute que l'on puisse mettre les parents dans le même sac sans pour autant tomber non plus dans les excès de la psychanalyse qui se focalisait trop unilatéralement sur le trio œdipien.

Deshimaru vise explicitement l'idée de "malédiction ancestrale":

 'Le passé ancestral ne revient pas hanter les descendants"

En revanche dans le mondo p186 à la question:

Q- Pourquoi certains ont-ils un mauvais karma dès l'enfance
Deshimaru répond
 M- A cause de vos ancêtres (...) avant ce monde-ci le karma ne surgit pas du néant. C'est comme la loi de Mendel (...) le fœtus retrace l'histoire de l'évolution. L'expérience de chacun est différente. Aussi différents karma se manifestent-ils.
On comprend donc qu'on peut difficilement résumer les propos de Deshimaru par "On est libre de ses ancêtres"  L'idée centrale est évidemment que Zazen permet de dénouer ce karma. Seulement on ne dénoue pas ce karma en le niant mais au contraire en l'étudiant.

Depuis Mendel (1822-1884), la phylogénétique a énormément progressé je recommande la conférence ci dessous sur ce sujet:




Il y a aussi ce passage qui ne m'a pas échappé :
"Il est difficile d'accéder à la compréhension du vrai zen. Avec des maîtres authentiques, il n'y a pas de problèmes. Avec le maître Rinzai Eido, qui a un dojo à New York, il n'y a pas d'erreur possible"

La note en bas de page de Philippe Coupey précise qu'il s'agit bien d'Eido Tai Shimano, celui qui a été "forcé à démissionner en 2010 de ses responsabilités en raison d'un scandale sexuel impliquant l'une de ses disciples." Je doute que l'on puisse être un maître authentique et un "zen predator" qui ne se soucie pas de la souffrance de ses victimes. On ne ricanera pas du manque de probité de Deshimaru sur ce coup là mais désormais on restera prudent sur nos propres affirmations concernant les maîtres authentiques.

Au moins on trouve de la matière a réflexion dans ce livre et ce sera toujours mieux que Wikipédia parce que profondément incarné par Deshimaru.

On notera qu'en 1977 On pouvait recevoir le Kyosaku sans l'avoir demandé ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Deshimaru dit même que le Kyosaku est plus efficace quand on ne l'a pas demandé. Il est même question de rensaku. Il me semble que le rensaku a disparu chez tous les disciples de Deshimaru. [Edit : En fait non il n'a pas disparu, le maître que je fréquente, disciple de Deshimaru, l'a déjà donné mais ceux à qui il a donné le rensaku était consentant.]