Maître Dôgen - Étude de la Voie avec le corps et le cœur - [Shinjin-gakudô] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil - Tome 7

Je reviendrais plus tard sur le tome 6 que j'ai lu cet été car je viens de récupérer les tomes 7 et 8.  A la lecture des titres de chapitres du tome 7 je pensais ne rien trouver dans ces textes. Ils sont quasiment tous passionnants.

Le premier commence ainsi:

"La Voie de l'éveillé ne saurait être obtenue si on ne la pratique pas; elle reste fort lointaine si on ne l'étudie pas."(...) "Pour apprendre la Voie de l'Eveillé, il y a pour l'instant deux (chemins). Je veux dire qu'on l'étudie avec le cœur et qu'on l'étudie avec le corps. L'étudier avec le cœur veut dire l'étudier avec la multitudes des cœurs. La multitude des cœurs désigne l'esprit, l'organe vital, le siège de la pensée..."
Le cœur  n'est pas réductible à l'esprit seulement (citta) puisqu'il désigne aussi l'organe vital (hrdaya) et le siège de la pensée (vriddha)

Dans l'introduction à ce texte Y. Orimo écrit "Il s'avère ainsi que l'étude de la Voie avec le cœur ne consiste en rien d'autre qu'à étudier ce qu'est le cœur, c'est à dire soi-même." A vrai dire, aucune phrase dans ce texte ne permet de l'affirmer aussi clairement sinon il écrirait on étudie le cœur avec le cœur néanmoins il écrit à propos du cœur:

"Qui le regarderait avec attention? Il étudie la Voie en se retournant brusquement. Chacun (des cœurs) s'en va en suivant les autres. C'est alors que l'effondrement du mur lui fait étudier les dix directions ; le seuil sans porte lui fait étudier les quatre côtés"
 Pas très "Soto" ce passage n'est-ce-pas? 

 Du point de vue Soto :"Quand il n’y a rien à obtenir, rien à réaliser, le zazen assis est «l’abandon du corps-esprit (shinjin datsuraku) ». L’abandon du corps-esprit n’est pas un état psychologique merveilleux à obtenir comme résultat du zazen assis. C’est plutôt que zazen lui-même n’est rien d’autre que «l’abandon du corps-esprit».

Mui sauf que l'effondrement du mur corps-esprit n'est pas sans conséquence puisqu'il fait étudier les dix directions et Dogen d'ajouter que "cela est au profit de moi et de l'autre". Et puis, cela m'étonnerait que cela ne s'accompagne pas d'un état psychologique merveilleux (même si je suis d'accord pour dire qu'il ne faut pas s'attacher à ce genre d'état).

Pas très "mushotoku" ce passage n'est-ce pas?

"S'agissant du déploiement du cœur de l'éveil ou bien on peut l'obtenir au milieu des naissances et des morts  ; ou bien on peut l'obtenir dans le nirvana"
 Bah alors les gars je croyais qu'il n'y avait rien à obtenir.
"Par ailleurs, quand on est touché et quand on entre en résonance avec la Voie qui se communique, on déploie le cœur de l'Eveil, on trouve refuge dans la grande Voie des éveillés et des patriarches, et on apprend la pratique quotidienne dans le déploiement du cœur. Même si le vrai cœur de l'éveil ne s'est pas encore déployé en vous, étudiez l'enseignement des éveillés et des patriarches qui vous ont précédés dans le déploiement du cœur de l'éveil."
 Comme quoi, on peut pratiquer shikantaza sans que le vrai cœur de l'éveil ne se déploie c'est pourquoi l'enseignement des éveillés et des patriarches est bel et bien indispensable. En fait s'il suffisait de faire zazen pour déployer le cœur de l'éveil on retomberait dans l'hérésie naturaliste qui considère que nous sommes d'emblée éveillé. Je persiste à penser que zazen est indispensable mais pas suffisant. 

"Quand on étudie ainsi la Voie, la récompense advient spontanément là où il y a le mérite, tandis que le mérite n'advient pas encore là où il y a la récompense. Sans que l'on s'en rende compte, cela nous fait expirer en secret avec les narines des éveillés et des patriarches et nous fait attester l'Eveil avec le sceau du sabot d'un âne qu'on a trituré"
On comprend la série de paradoxes : on a peu de chance de s'éveiller si on recherche l'éveil consciemment comme une récompense d'une bonne pratique mais si l'on pratique consciencieusement il n'y a pas de raison qu'il n'y ait pas d"éveil sans que l'on s'en rende compte. 

Il reste la question du corps.

"C'est avec une boule de chair écarlate qu'on étudie la voie"(...)"Le corps humain est composé des quatre grands éléments et des cinq agrégats. Le commun des mortels ne saurait pénétrer à fond l'ensemble composé de ces derniers : ce que le saint, lui étudie à fond."(...)" bien que les naissances et les morts soient le cycle sans fin de la souffrance pour le commun des mortels, elles sont l'objet de la libération de soi pour le grand saint."
On voit ici que la phrase de Y. Orimo "Il s'avère ainsi que l'étude de la Voie avec le cœur ne consiste en rien d'autre qu'à étudier ce qu'est le cœur" est fautive puisqu'elle oublie le corps. En effet, le saint étudie à fond l'ensemble composé des cinq agrégats que constitue le corps humain. On comprend donc mieux ici pourquoi Dogen rejette le naturalisme de celui qui ne considère que son esprit (ou son cœur) sans étudier son corps. Contrairement aux autres voies spirituelles, le corps est vu par Dogen de manière positive. "Tout ce qui advient de l'étude de la Voie est le corps". C'est caricaturer Dogen que de réduire sa pensée à l'abandon du corps et de l'esprit. "On étudie la Voie en abandonnant son corps et en recevant un corps". Il en est de même pour l'esprit.
"Il y a ceux qui étudient la Voie en abandonnant ces cœurs; il y a ceux  qui étudient la Voie en relevant et en triturant ces cœurs. C'est alors qu'on étudie la Voie dans la pensée [shiryô] et qu'on étudie la Voie dans la non-pensée [fushiryô]"
On évite de caricaturer Dogen quand on garde en tête le principe de non-dualité. On cite souvent la phrase "s'étudier soi-même c'est s'oublier soi-même" comme si pour s'étudier il fallait s'oublier ce qui est stupide. Du moins, s'oublier ne signifie pas faire sans le corps et l'esprit comme quand on dit à quelqu'un oublie ceci car j'ai mieux à te proposer. Là on ne peut faire sans le corps et l'esprit. "La pratique consiste simplement à s'asseoir dans le zendo avec corps et esprit..." écrit Shohaku Okumura dans Réaliser Genjôkôan.

C'est en s'étudiant soi-même que l'on comprend que l'on n'est rien d'autre que l'univers des dix directions et qu'alors on s'oublie soi-même. On ne peut s'oublier qu'en allant au fond des choses et de nous-même, en s'étudiant soi-même dans la moindre sensation, la moindre pensée. Même l'intellect discriminant n'est pas à rejeter mais à voir et à laisser passer comme le reste.

 Il ne s'agit pas pour autant d'un mouvement dialectique car il n'y a pas de synthèse. L'union des contraires restent hétérogène c'est pourquoi on parle de non-dualité. Il s'agit plutôt de monter en haut de la montagne à chaque inspiration et de redescendre à chaque expiration. 

Philip Kapleau - Les trois piliers du zen

Ce livre offre l'avantage de donner un éclairage un peu différent du zen de celui de Deshimaru et de Kodo Sawaki car il parle davantage du zen Rinzaï et plus précisément du kensho. Il considère le zen soto et zen Rinzaï non pas comme rivaux mais comme complémentaires. 

Les causeries introductives de Yasutani-Roshi (l'un des maitres de Kapleau) sont d'une grande clarté.
"Il ne faut pas confondre zazen et méditation. Celle-ci implique la fixation de l'esprit sur une idée ou un objet. Dans certains types de méditation bouddhiste, le méditant imagine ou contemple ou analyse certaines formes élémentaires, chassant de son esprit tout ce qui n'est pas elles (...). Le caractère exceptionnel du zazen réside en ceci que l'esprit est libéré de tout ce qui est formes, pensées, visions, objets, imaginations... et amené à un état de vide absolu, à partir duquel seulement il pourra un jour percevoir sa véritable nature ou la nature de l'univers." 

On dit souvent que zazen ne consiste pas à faire le vide dans son esprit. C'est vrai au sens où il ne s'agit pas d'essayer de ne penser à rien, ce qui est impossible si on ne connait pas le chemin qui mène à ce vide. Et quand on connait le chemin, il ne s'agit pas non plus de s'y maintenir mais de voir ses pensées pour ce qu'elles sont.

"Il en va de même pour le zazen qui recourt au Koan: celui qui s'efforce de pénétrer le sens de son koan et de s'identifier à lui ne médite pas au sens technique du terme. Le zazen n'est ni une rêverie paresseuse ni inaction passive, mais c'est un combat intérieur intense dont le but est d'acquérir le contrôle de l'esprit et de l'utiliser ensuite tel un missile silencieux, pour franchir la barrière des cinq sens et du sixième sens qu'est l'intelligence discursive".
On voit bien ici qu'on s'écarte doucement de ce que disent Deshimaru et ses disciples dans la mesure où ils disent ne pas rechercher l'illumination ni même à tirer profit de la pratique pour eux-même. 

"... le zazen crée un nouvel équilibre du corps et de l'esprit. Cela étant acquis, les émotions "répondent" avec une sensibilité et une pureté accrues et la volition s'exerce avec plus de force et de lucidité'(...)" Sécheresse, rigidité égocentrisme cèdent la place à la chaleur, à la souplesse et à la compassion, cependant que la complaisance envers soi-même et la peur sont transmuées en maîtrise de soi et courage"
 L'illumination, appelé Kensho est la prise de conscience de notre nature profonde. 

"A la différence des concepts moraux et philosophiques qui sont susceptibles de variations, cette conscience authentique est définitive. Pour la première fois nous pouvons vivre dans la paix et la dignité intérieures, libérés du doute et de l’inquiétude, en harmonie avec notre environnement."
Les makyo sont les phénomènes troublants ou "diaboliques" susceptibles d'apparaître pendant le zazen. 

"Ils ne sont pas intrinsèquement néfastes, mais ils peuvent devenir un obstacle sérieux au zazen si l'on ignore leur vraie nature et si on se laisse prendre à leur piège"(...)" Celui qui est prisonnier de ce dont il a pris conscience par le satori demeure encore attaché au monde du makyo" "Le bouddha Cakyamuni lui-même, juste avant son illumination, eut affaire à d'innombrables makyo, qu'il qualifia de démons encombrants"
Les cinq variétés du zen
 "Le zen bompu ou zen ordinaire sans contenu philosophique ou religieux (...) est un zen pratiqué à seule fin d'améliorer la santé physique et mentale. "
 On retrouve ici l’équivalent de la pleine conscience.  "on y apprend la concentration et le contrôle de l'esprit"  mais il "est incapable de résoudre le problème de l'homme et de son rapport avec l'univers"

"Le zen gedo, ou zen extérieur implique d'autres enseignements que celui du bouddhisme comme le yoga hindou, le quiétisme confucéen, les pratiques contemplatives chrétiennes. Celui-ci est souvent pratiqué également pour cultiver divers pouvoirs ou dons supranormaux. Tous ces exploits sont rendus possibles par le Joriki, pouvoir particulier que donne la pratique acharnée de la concentration spirituelle"
Où l'on voit que l'on peut faire du zen un usage non bouddhiste. 

"Le zen shojo qui signifie "petit véhicule" qui vous portera d'un état d'esprit (l'erreur) à un autre l'illumination mais qui ne tend à la paix spirituelle que de celui qui s'y adonne. (...)C'est un moyen pour éviter de renaître. Il a pour objectif la suppression de toute pensée, de telle façon que l'esprit se vide complètement et atteigne un état appelé mushinjo (...) voir même indéfiniment auquel cas la mort s'ensuit naturellement sans souffrance et sans renaissance"
Le nirvana quoi!
"Le zen daijo c'est le zen du grand véhicule a pour objectif le kensho-godo c'est à dire la faculté de voir en notre nature essentielle et d'appliquer la Voie à notre vie quotidienne."(...) "On peut donc dire qu'un zen ignorant, niant ou minimisant le satori n'est pas le véritable zen bouddhiste daijo"
Il s'agit ici de réaliser notre vraie nature et aider les autres à réaliser la leur mais plus est grande l'illumination plus grand est le besoin de la pratique de zazen

"Le zen saijojo est le véhicule suprême. Il n'implique aucune aspiration au satori... Nous l'appelons shikan-taza. Dans cette pratique suprême les moyens et la fin se confondent. C'est le zazen que recommandait Dogen."

Le zen Rinzaï met l'accent sur le zen daijo et le zen soto sur le zen saijojo mais pour Yasutani-Roshi croire que nous sommes de manière innée des bouddhas et que le satori n'est pas nécessaire ramène le shikan-taza aux dimensions du zen bompu. La subtilité du zen saijojo tient au fait non pas au fait de croire que le satori n'est pas nécéssaire ni même qu'il adviendra nécessairement mais la ferme conviction que le zazen est la réalisation de la vraie nature permet de prendre conscience de celle-ci sans s'y efforcer consciemment.

Les trois objectifs du zazen sont: 
1° le developpement du pouvoir de concentration (joriki)
2° l'éveil du satori (kensho-godo)
3° la concrétisation de la Voie Suprême dans notre vie quotidienne.

Un passage qui m'a fait rire:
"Si votre shikan-taza est authentique, au bout d'une demi-heure vous serez couverts de transpiration, même en hiver dans une pièce non chauffée, à cause de la chaleur engendrée par cette intense concentration"
Lors de ma première seishin j'ai demandé au maître si c'était normal que je transpire autant et il m'a répondu qu'en zazen il pouvait se passer toute sorte de chose comme avoir le nez qui coule... comme si la chaleur n'avait rien de spécifique à zazen. Je lui en ai reparlé récemment et il m'a dit que lui aussi ressentait cette chaleur et m'a conseillé de chercher à l'intensifier.  A la seishin d'automne il faisait un peu froid dans le grand dojo de la Gendro et j'ai trouvé rigolo de pouvoir faire zazen en T-shirt... J'étais d'ailleurs le seul à ne pas porter de kimono il me semble. Par contre je n'arrive pas à générer cette même chaleur en kinhin même si je commence à être capable de la générer un peu en dehors de zazen. Il suffit de se concentrer comme en zazen et de sentir son corps et l’énergie qui le traverse. Évidemment si j'avais lu de tels propos avant d'en faire moi-même l'expérience je n'y aurais pas cru. L'idée même qu'une énergie venue d'on ne sait où puisse parcourir mon corps me semblait franchement farfelue.  Quand on ressent cette énergie, l'idée semble déjà beaucoup moins farfelue. En même temps je suis loin du Kensho.

Sur la 4éme de couverture on peut lire :"Les Trois Piliers est encore, à mon avis, le meilleur livre en anglais écrit sur le bouddhisme zen" Selon Huston Smith, un spécialiste des religions comparés. Il ne faut pas exagérer non plus. Certes le livre est enthousiasmant. Il donne une idée assez juste de la pratique mais les témoignages (f)relatés restent des témoignages. Mieux vaut pratiquer soi-même que de lire des témoignages. Les récits d'illumination donne envie de lire Après l'extase, la lessive de Jack Kornfield que je n'ai pas encore lu.Je sais que l'on trouve dans ce livre l'idée que l'illumination n'est pas une fin.  Ce n'est pas non plus ce que prétendent ces récits. Le kensho marque plutôt le début de la pratique authentique (qui inclut la lessive et le repassage)

Ces témoignages qui occupent le plus de pages sont intéressant mais pas autant que les quelques pages introductives dont j'ai parlé plus haut ainsi que le Semon de Bassui avec ses lettres (p213 à 257).

Le sermon commence ainsi :
"Si vous voulez vous libérer des souffrances de la naissance et de la mort successives, vous devez apprendre à connaître la voie directe qui permet de devenir un bouddha. Cette voie consiste à connaître votre propre Esprit." Vous pouvez lire la suite ici

Dans ses lettres on trouve ce genre de propos :

" A ce moment-là vous devez vous interroger de plus en plus sans provoquer aucune pensée : " Mon Esprit n'a aucune forme au sens où nous l'entendons, alors Qui est Celui qui entend le bruit de milliers de choses? " Si vous pouvez avancer jusqu'au bout, le vide sera brisé et votre Visage originel avant d'être né de vos parents apparaîtra. Ce sera semblable à un homme profondément endormi qui se réveille soudain et ses milliers de rêves se brisent en conséquence sur le moment. Parvenu à ce point rencontrez vite un bon clerc pour recevoir sa critique. Si vous ne parvenez pas à l'Éveil en cette vie, même au moment de la mort soyez uniquement sur le chemin de la réflexion comme un feu qui s'éteint, sans y mêler d'autre vigilance. Ainsi vous pourrez parvenir à l'Éveil dès la naissance à une vie prochaine. (...). Si vous parvenez à l'Éveil de vous-même en faisant attention profondément à Celui qui entend ces sens, toutes ces paroles seront inutiles. Cordialement Vôtre. "le début de la lettre se trouve ici
 L'acuité du propos est vraiment extraordinaire.

A la fin du livre on trouve une traduction d'Uji de Dogen sans trop savoir ce qu'elle fait là d'autant plus que le texte n'est pas commenté. Ce passage est censé donner une idée de la manière de penser de Dogen. Pour ma part, Uji n'est pas le texte de Dogen que j'affectionne le plus.

Dans Uji Dogen dit seulement qu'il ne faut pas considérer le temps uniquement comme quelque chose  qui passe et qui serait indépendant de nous, ni que dans le temps, les choses et les êtres seraient indépendantes les unes des autres en fonction de leur temps propre."Toute chose vivante représente la totalité : un brin d'herbe..." "demandez-vous s'il existe ou non des êtres ou des mondes qui ne soient pas inclus dans ce temps présent" Ce qui semble appartenir au passé appartient en fait au présent. Il n'y a pas de séparation. Que l'on considère le temps comme extérieur à nous lorsque nous sommes dans l'illusion,  ou comme identique à nous lorsque nous sommes éveillés le temps passe quand même. Seulement quand on pense que le temps passe, il est trop tard, la vie est passé comme un rêve. En revanche quand on s'identifie au temps, chaque seconde est précieuse car elle est riche de l'éternité si l'on définit l'éternité comme l'instant ou coïncide le passé le présent et le futur. Réduire le présent au seul instant est aussi absurde que d'imaginer que le passé ou le futur existerait indépendamment de ce seul instant présent. L'illusion c'est de croire que celui qui ne se baigne jamais dans le même fleuve est toujours le même alors qu'il change à chaque instant exactement comme le fleuve. Faire zazen permet de prendre conscience que nous sommes le fleuve et que nous sommes tellement dedans que personne ne s'y baigne. Le bébé est partie avec l'eau du bain ou plutôt nous sommes le bébé qui est partie avec l'eau du bain même si le bébé et l'eau ont maintenant plus de 40 ans et que le bébé finira par s'évaporer comme l'eau pour rejaillir un peu plus loin sous une autre forme après avoir plus ou moins tout oublié.

Le texte se conclut ainsi "Et du fait que vous et moi sommes du temps, la pratique de l'illumination en est aussi."

C'est l'occasion de comparer les traductions

Dans la traduction de Y. Orimo :
 "Si les choses ne s'entravent pas les unes les autres, c'est comme si les temps ne s'entravaient pas les uns les autres. C'est pourquoi il y a les cœurs de l'Éveil qui se déploient en même temps ; ce sont les temps qui se déploient dans le même Cœur de l'Éveil. Il en va de même pour la pratique et la réalisation de la Voie.
C'est en m'y plaçant moi-même que je les vois. Tel est le principe de la voie selon lequel le soi est le temps."
 Dans celle-ci :
"Aucun objet s'oppose à un autre. En conséquence qu'aucun temps ne s'opposent à un autre. En conséquence, l'orientation initiale de chaque esprit vers la vérité existe dans le même temps, et pour chaque esprit il y a, de même, un point de départ temporel dans son orientation vers la vérité. Il en va de même pour la pratique de l'illumination. L'homme s'identifie avec le monde, c'est à dire avec le temps"
 Vous pouvez comparer avec 7 autres traductions ici

Peut-être que si je préfère la traduction de Y. Orimo c'est aussi parce que je m'y suis habitué. En même temps je comprends mieux avec Y. Orimo que si je déploie dans le temps le cœur de l'éveil par ma pratique je ne fais alors qu'un avec tous les bouddhas.

Bon j'avoue, suis bluffé par le dernier témoignage de Mrs D. K. surtout quand on lit Dogen juste après et quand on s'intéresse à Mujo Seppo, la prédication sans parole:

 "Le monde physique est une infinité de mouvement de temps existentiel, mais c'est en même temps une infinité de silence et de vide. Chaque objet est transparent, chaque chose a son caractère intérieur propre, son propre karma, sa propre "vie dans le temps", mais en même temps il n'y a d'espace vide nulle part, de lieu où un objet ne se fonde pas en un autre" (...) "quand je regarde des visages, je vois un peu de la longue chaîne de leurs existences passées, et parfois un peu de leur avenir. Les existences passées s'éloignent derrière le visage apparent mais y laissent leur empreinte. Lorsque je suis seule, j'entends une "chanson" sourdre de chaque chose. Chaque chose a sa propre chanson, et les humeurs, les pensées, les sentiments ont la leur également. Pourtant, derrière cette variété infinie, tout cela se fond en une unité inexprimablement vaste."
A la lecture de ce dernier passage et si on la met en parallèle avec celle de Dogen

"chaque chose a sa propre "vie dans le temps", mais en même temps il n'y a pas de lieu où un objet ne se fonde pas en un autre" Mrs D. K.

"Si les choses ne s'entravent pas les unes les autres, c'est comme si les temps ne s'entravaient pas les uns les autres." Dogen

On comprend que ce que dit Dogen n'a rien de trivial mais en même temps une compréhension purement intellectuelle est délicate car dire que les choses ne s'entravent pas parait trivial mais dire qu'elles se fondent les unes dans les autres dépasse l'entendement. On ne peut qu'être d'accord avec Mrs D. K. lorsqu'elle dit "les mots sont maladroits et simplistes".

Personnellement je me situe dans cet entre-deux. J'ai entre-aperçu que ce que dit Dogen n'est pas trivial mais en même temps je n'ai pas une perception claire de ce que dit Mrs D. K.

Ce qui me semble clair en revanche c'est que je m'inscris en faux contre "la doctrine Sotoshu (qui) consiste à réaliser shikantaza (seulement assis) et sokushinzebutsu (l’esprit lui-même est Bouddha)" J'y vois une réduction abusive des propos de Dogen. (voir Shikantaza dans le Sôtô zen de M° Dõgen)

Je ne dis pas que c'est faux mais quand on lit attentivement Dogen, on voit clairement que sa pensée résiste à toute tentative de réduction.

Par exemple dans "Shizen-biku : Le moine ayant atteint le quatrième stade de méditation" (Tome 8) Dogen dit "La loi de l'Eveillé n'a jamais eu pour essentiel la vision de la nature de l'Eveillé".  La Sotoshu peut remballer son sokushin zebutsu (l’esprit lui-même est Bouddha). J'exagère un peu car pour Dogen comprendre ce qu'est le cœur qui déploie le cœur de l'éveil est l'un des points central du Shobogenzo mais on ne peut réduire le Shobogenzo à ce point. Dogen critique vertement le caractère égocentrique de sokushin zebutsu 即心是仏 l’esprit lui-même est Bouddha)

"Sachez-le, la Loi de l’Éveillé est à étudier justement en abandonnant la distinction entre moi et l’autre. Si l’obtention de la Voie ne consistait qu’à connaître le Soi en tant qu’Éveillé, jadis, l’Éveillé-Shâkyamuni ne se serait pas donné de la peine pour conduire les êtres vers la Voie." Dogen

De même on ne peut réduire la pratique à shikantaza si les deux aspects de shikantaza sont uniquement:

- L’emphase sur zazen et le rejet des autres pratiques
- Le rejet de zazen comme moyen pour arriver à une fin (unicité de la pratique et de la réalisation)

Ces deux aspects oublient dans la pratique, l’éthique qui consiste, pour Dogen, à faire passer autrui sur l'autre rive avant soi ce qui suppose apprentissage (au sens pratique d'aider les autres et d'être aidé par les autres) et étude (au sens intellectuel).

De plus il ne faut pas, à mon avis caricaturer ou exagérer l'idée que zazen n'est pas un moyen pour arriver à une fin. Certes il y a bien non dualité entre pratique et réalisation mais zazen est bien un moyen pour développer l'esprit d'éveil c'est à dire déployer le cœur de l'éveil afin d'aider tous les êtres à passer sur l'autre rive dans la joie et la bonne humeur. Évidemment, ce n'est pas une fin au sens où une fois que l'on aurait atteint l'autre rive, la pratique n'aurait plus aucun sens. Dans "Les trois piliers du zen" il est semble évident que ceux qui ont le kensho comprennent alors immédiatement la nécessité de la pratique quotidienne afin d'approfondir celui-ci.

Néanmoins je préfère le  zen saijojo (shikantaza) au  zen daijo (qui a pour objectif le kensho) car je reste persuadé qu'on a tout intérêt à ce que le kensho reste implicite ou inconscient de manière à ne pas chuter dans les enfers par orgueil comme c'est le cas du moine ayant atteint le quatrième stade de méditation.

De là à dire qu'il n'y a rien à chercher en zazen « rien à atteindre, rien à illuminer ». Je ne suis qu'à moitié d'accord. Je suis d'accord au sens où il faut se dépouiller de toute avidité même à l'égard de l'éveil mais en même temps plus ou moins inconsciemment il faut rechercher le trésor de l’œil et le transmettre.