Maître Dôgen - Les trente-sept auxiliaires de l´Éveil [Sanjûshichibon bodai bunpô] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil - Tome 6

Enfin le Tome 6 dans lequel il y a un passage qui semble être passé inaperçu de beaucoup de lecteurs de Dogen. C'est pourquoi je ne parlerais ni de Gyoji ni du Bendowa que l'on trouve également dans ce tome.

Le texte commence ainsi :

"Il y a le kôan des anciens éveillés, c'est-à-dire l'enseignement, la pratique et l'attestation des trente-sept préceptes auxiliaires de l'Eveil. Ceux-ci s'entrelacent dans le sens ascendant et dans le sens descendant à tous les niveaux et, de ce fait ils constituent le köan de l'entrelacement."

Ce qui est intéressant dans ce texte c'est le caractère extrêmement concret de ce qu'il y a à faire d'une part et d'autre part l'entrelacement implique une absence de hiérarchie ou d'ordre dans lesquels on doit pratiquer ces préceptes. On pense à tort que zazen ne consiste qu'à penser à partir de la non-pensée et qu'il suffit d'abandonner corps et esprit pour s'éveiller. Ce texte montre bien que Zazen ne se limite pas à ces deux prérogatives très vagues laissées pas Dogen. Les trente-sept auxiliaires de l´Éveil sont les suivants:

- Les quatre fixations de l'attention
- Les quatre résolutions correctes
- Les quatre intentions miraculeuses
- Les cinq racines
- les cinq forces
- les sept facteurs d'Eveil
- L'octuple voie juste

Je renvoie au texte pour le détail de chacun des préceptes auxiliaires de l'Eveil. Il y en a un qui m'interpelle plus particulièrement. Il fait partie des  quatre fixations de l'attention

- Premièrement observer que le corps est impur
- Deuxièmement, observer que la reception sensorielle n'est autre que souffrance.
- Troisièmement observer que le coeur est impermanent
- Quatrièmement observer que l'existant est dépourvu de nature propre.

C'est donc le deuxième qui m'intéresse.

"Observer que la réception sensorielle n'est autre que souffrance veut dire que la souffrance est la réception sensorielle.(...) C'est la chair à vif qui est la réception sensorielle, et c'est la chair à vif qui est la souffrance. Cela veut dire que c'est la chair à vif qui échange un melon mûr bien sucré contre une calebasse amère. Celle-ci est amère pour la peau, la chair, les os et la moelle ; elle est amère aussi bien quand (la chair à vif) est munie du cœur que quand (la chair à vif) est démunie du cœur. Voilà la pratique et l'attestation d'un pouvoir miraculeux (...) Bien que le melon sucré soit sucré jusqu'à son calice et que la calebasse amère soit amère jusqu'à sa racine, il n'est pas facile de chercher d'où vient l'amertume. Interrogez-vous vous-même : Qu'est-ce donc que l'amertume?"
Y. Orimo rapelle que le mot utilisé pour amertume signifie également souffrance. Elle ajoute:

"Pour que se réalise l'amertume en tant que goût, il faut trois facteurs : la racine qui est la langue, l'objet qui est la calebasse et la conscience qui résulte de la rencontre de la racine avec son objet. D'où vient la difficulté de déterminer d'où vient l'amertume ; il est impossible de localiser celle-ci en dehors du circonstanciel. L'amertume est à la fois de l'extérieur et de l'intérieur, à la fois du moi et de l'autre, de l'actif et du passif. Le terme shujo les êtres, plus précisément la foule des êtres met bien en relief ce caractère non localisable de l'amertume c'est à dire la souffrance."
Si comme le dit Dogen : La calebasse "est amère pour la peau, la chair, les os et la moelle ; elle est amère aussi bien quand (la chair à vif) est munie du cœur que quand (la chair à vif) est démunie du cœur", alors les êtres dépourvus de cœur "mushin" qui selon Y. Orimo désigne les existants non sensibles tels que les plantes, les minéraux,  sont également susceptibles d'avoir la chair à vif et de ressentir l'amertume.  

S'ils sont dépourvus de cœur alors il ne s'agit pas d'animisme puisque le cœur désigne à la fois l'organe, le mental et la conscience. Pour Dogen la souffrance est plus fondamentale que le mental ou la conscience. Je ne sais pas jusqu'où on peut penser qu'un caillou a la chair à vif sans lui attribuer une conscience de la souffrance induite par cette chair à vif. Néanmoins penser ainsi devrait permettre de faire naitre une pensée plus écologique du monde qui nous entoure. Personnellement je vois dans cette idée toute la radicalité éthique de Dogen.

De plus, je conteste l'idée que la souffrance n'existe que par la saisie du mental. La souffrance se situe à un niveau bien plus profond. Se débarrasser du mental ne permet absolument pas de se débarrasser de la souffrance. Ce serait trop facile, une lobotomie ou des électrochocs suffiraient pour se débarrasser une fois pour toute du mental et trouver le bonheur éternel mais qui voudrait d'un tel bonheur?

Sortir du samsara implique une compréhension beaucoup plus fine de la souffrance qu'on ne le pense parfois. On n'en sort pas en s'anesthésiant ou en fuyant la souffrance mais au contraire en observant avec curiosité chaque sensation même si elles sont amères et désagréables.

Claude Magne - La posture Zen

Dommage, Claude Magne avait tout pour réussir un chouette petit livre sur le Zen et un sujet en or pour un danseur. Plutôt que de ne parler que de la posture, ce qu'il fait très bien il se perd dans des propos sans queue ni tête enchainant des citations sans toujours les commenter alors qu'elles appartiennent à des mondes souvent hétérogènes les uns aux autres (Nietzsche, Plotin, Husserl, Damasio, Lyengar, St Paul, Trungpa, Svami Prajnanpad, Aristote...). Le texte date de 2013.

En effet, quand c'est Claude Magne qui parle et quand il parle de la posture le propos est pertinent et vraiment intéressant :

"La posture oscille dans le rythme lent de l'expansion et du recueillement. C'est un mouvement très lent, celui du mouvement interne qui anime l'organisme entier: La lenteur ouvre la perception des rythmes biologiques discrets qui animent chaque cellule dans la profondeur des tissus. Être présent à ce mouvement est capital car il nous relie avec l'intimité et la profondeur de notre incarnation, seule voie d'accès aux perceptions fines du cosmos"

C'est assez drôle de penser que c'est l'immobilité de l'assise qui rend possible la perception des mouvements internes du corps qui renvoient in fine aux mouvements du cosmos.

"Ce mouvement interne est la force de croissance, il est sensible sous différentes formes: une depuis le centre vital, des balancements doux et continus qui parcourent la colonne vertébrale dans différentes directions et irriguent en douceur les articulations et les tissus profonds. Ainsi nous pouvons simultanément être relié au centre ombilical d'où est diffusé cette vague et au centre axial qui sans cesse s'érige et se détend entre ciel et terre. Ces sensations sont la base de la fixation de l'esprit. Y être présent est le signe du ralentissement cérébral, de la détente et c'est assurément la porte pour accéder à une attention plus fine, plus détachée. Nous pouvons alors expérimenter une présence globale et profonde aux phénomènes. "
La posture nous enseigne à  écouter la vie croître à travers nous.


En revanche je n'ai pas compris ce que venait faire la Voie du pèlerin dans ce livre "qui est la tradition de la méditation et de la prière dans le christianisme et surtout dans la tradition byzantine". Je ne vois pas le rapport entre la prière et la posture.

Quant à certaines hypothèses, il ferait peut-être mieux de les garder pour lui :

"Le zen serait une forme de mystique apparentée à la mystique chrétienne ou juive, ou proche des sociétés traditionnelles et de leur animisme magique"

Ben voyons! et pourquoi pas la mystique soufi pendant qu'on y est. Tout est dans tout et réciproquement. Faut-il rappeler que l'animisme c'est  la croyance en un esprit, une force vitale, animant les êtres vivants, les objets mais aussi les éléments naturels, comme les pierres ou le vent, ainsi qu'en des génies protecteurs? Le zen (disons le bouddhisme sino-japonais) considère avec compassion tous les existants (et pas seulement les êtres vivants) mais il se garde bien d'attribuer une âme ou un esprit aux existants contrairement aux sociétés traditionnelles animistes qui dialoguent avec les esprits (des morts, des plantes et des animaux)  La notion d'Anātman sépare radicalement le bouddhisme des monothéismes ainsi que de toutes les autres spiritualités hindouistes, indiennes et traditionnelles animistes. Certes dans le zen nous donnons à boire et à manger tout en chantant aux esprits affamés mais c'est le moins que l'on puisse faire pour eux. Nous n'attribuons pas pour autant une substance à ces esprits même si j'ignore quel degré de réalité ou d'existence il faut exactement leur attribuer.

Après une citation de St Paul qui dit que nous ne savons pas ce qu'il faut demander dans la prière mais que c'est un moyen d'atteindre la pureté, Claude Magne ouvre une parenthèse pour dire "On retrouve une remarque qui diverge quelque peu de la tradition zen". Peut-être aurait-il été plus judicieux de se limiter à la tradition zen qui était censé être le sujet du livre. De même on se demande ce que vient faire la citation de Plotin dans ce livre sur la posture zen :

"Il faut cesser de regarder : il faut fermer les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais peu font usage"

Faut-il rappeler qu'en zazen nous gardons les yeux ouverts, mi-clos certes mais ouverts. Claude Magne commente en disant

"Cette attitude mène notre recherche qui se tient par la posture au cœur de la subjectivité de l'expérience pour en extraire ce qui est"

Oui mais pour ça il faut garder les yeux ouverts. La citation de Plotin est contre-productive. De même, ensuite il enchaine après avoir écrit "quelque chose que nous différencions de l'intuition de quelque chose : hishyrio" sur une citation de Husserl

Husserl disait :

"C'est l'expérience muette encore pure de son propre sens (...)l'époché est la methode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi purifié avec la vie de conscience purifié qui m'est propre"

mais l'intuition husserlienne n'est jamais vide car elle est toujours pensée de quelque chose et même purifié il y a encore un ego qui pense. Les descriptions phénoménologiques qui prétendent accéder aux choses mêmes n'y accèdent que par le discours là où le bouddhiste n'y accède que par le silence de la pensée. Si l'epoché, à la suite de Descartes, remet bien an cause l'existence du monde, elle ne remet jamais en doute l'existence de l'égo transcendantal qui est considéré par Husserl comme apodictique. C'est ce qui fait dire à Emmanuel Levinas que toute l'histoire de la philosophie est une egologie.  On est à mille lieux de zazen.

Puis on passe à Bergson sans transition ni commentaire

"Ne prétendons pas rétrécir la réalité à la mesure de nos idées alors que c'est à nos idées de se modeler, agrandies, sur la réalité."

Quand on sait que Bergson était un effroyable belliciste qui passait son temps à essayer de prouver l'existence de l'âme immortelle de l'homme on n'est encore une fois à mille lieux du Bouddhisme et de zazen mais ce n'est visiblement pas le problème de Claude Magne.

Je veux bien que l'on trouve des similitudes entres les intuitions des philosophes et celles des maîtres zen mais il ne faudrait pas occulter systématiquement les points de divergences et laisser croire que, tout ce beau monde dit la même chose. J'aimerais qu'on m'explique pourquoi si les intuitions de Bergson sont si proches de celles du bouddhisme pourquoi celui-ci reprochait au bouddhisme sa froideur, son inaction et son pessimisme. A croire que les bouddhistes comprennent mieux Bergson que lui-même n'aurait compris le bouddhisme. Peut-être. De là à considérer que la philosophie comme le bouddhisme sont des grands supermarchés où l'on pourrait prélever ici et là une idée sans se soucier de la provenance de ces idées ainsi que de leur contexte de naissance et de la cohérence qu'elles entretiennent entre elles, cela me semble particulièrement dommageable.

J'aimerais enfin qu'on m'explique pourquoi faire référence à la philosophie qui passe son temps à raisonner et discriminer si comme le dit Dogen cité par Claude Magne

"Ceux qui étudient doivent comprendre que la Voie du Bouddha se situe par-delà le raisonnement, la discrimination, la supputation, l'examen, le savoir et l'intelligence"(...)"Des citères comme le raisonnement et la discrimination sont étranger à l'étude de la Voie"

Claude Magne commente cette citation en disant que celui qui médite "dépasse le plan de la maîtrise mentale" en rencontrant avec subtilité l'ordre cosmique. nous écoutons alors respirer le monde. Mais alors pourquoi se donner la peine de faire des teichos, et éditer des livres?

A vrai dire pour comprendre cette citation de Dogen il faudrait la remettre dans son contexte et montrer quelle place elle occupe dans l'économie de sa pensée. Elle est extraite de [Gakudoyojin-shu] Pour inciter l'esprit à étudier la Voie.

Dogen rejette plusieurs idées sur l'esprit d'éveil:
"Il en est qui soutiennent que l'esprit d’Éveil n'est autre que l'esprit de l'Eveil suprême et parfait (...) d'autres prétendent que l'esprit d'éveil consiste dans la compréhension qu'une seule pensée contient les trois mille mondes. D'autres que l'esprit d’Éveil se caractérise par le fait qu'aucune pensée ne se produit plus(...) Tous ceux-ci n'ont rien compris à la véritable nature de l'esprit d’Éveil, ils s'égarent et le déconsidèrent"

Ce serait donc mal interpréter la première citation de Dogen que de croire qu'on ne développe l'esprit d'éveil que par l'écoute du silence qui ne produit aucune pensée. Il vaudrait mieux comprendre qu'on ne peut aller par delà le raisonnement qu'en passant par le raisonnement mais accompagné d'un ami de bien

"Lorsqu'on s'engage sur la Voie, il importe de recevoir les instructions personnelles de ceux qui nous y ont précédés et qui ont obtenu l'Eveil, et non de se servir de ses propres conceptions"

Je doute que Begrson ait obtenu l'éveil. Il est bien dommage que Claude Magne ne s'en tienne pas à la tradition dont la littérature est pourtant abondante.

 "Seuls les maîtres qui ont obtenu le Dharma en connaissent l'accès, non les spécialistes des Écritures"
Bref vous l'aurez compris je préfère quand Claude Magne parle du Dharma plutôt que des Écritures surtout quand celles-ci n'ont rien à voir avec le Dharma