Denise Desjardins - Conteurs, Saints et sages. Des pères du désert à Swâmi Prajnânpad

J'étais dans une bibliothèque et j'ai ouvert ce livre au hasard et je suis tombé sur cette histoire :

Il arriva un jour que le Bouddha accompagné de quelques disciples ait à franchir un fleuve. Ils prirent donc un passeur qui les emmena dans sa barque. Chemin faisant, ils virent se déplacer au loin un homme imposant qui, lui traversait en marchant sur les eaux. Les disciples, muets regardaient le spectacle. Mais l'un d'eux se risqua, n'y tenant plus, à interroger le Bouddha : "Maître, cet homme a des pouvoirs incontestables. Quelle est la valeur d'un tel pouvoir?" - Je vous donnerai la réponse tout à l'heure" dit le Bouddha.
Une fois le fleuve traversé, le batelier réclama cinq annas (cinq centimes) à chacun. Alors le Bouddha se tourna vers le disciple questionneur et lui dit : "Vous voyez, ce pouvoir vaut cinq centimes."

Don Miguel Ruiz - Les quatre accords toltèques : La voie de la liberté personnelle

Il s'agit d'un classique de la spiritualité qui a l'avantage et l'inconvénient d'être d'une grande simplicité. Don Miguel Ruiz est l'héritier d'une tradition de nagual (chaman mexicain) mais c'est suite à une expérience proche de la mort qu'il se tourne vers la sagesse ancestrale des anciens Toltèques.

Les quatre accords peuvent sembler naïfs :
1-Faire que votre parole soit impeccable
2-Ne pas faire de ce qui arrive une affaire personnelle
3-Ne pas faire de suppositions
4-Toujours faire de son mieux

Le premier signifie: ne pas médire mais paradoxalement et comme dans le zen, il ne faut pas non plus louer c'est à dire porter des jugements inutiles, ce qui est loin d'être simple, facile et naïf.
Le deuxième semble en contradiction avec le sous-titre "La voie de la liberté personnelle" Il ne faut pas faire du développement personnel une affaire personnelle.
Le 3ème, je suppose, peut sembler impossible et le 4ème trivial.

En fait ce qui permet de comprendre la profondeur de ces quatre accords c'est l'arrière plan. Sans cette vision de l'arrière plan, les accords toltèques semblent bien fades.

"Il y a trois mille ans vivait un être humain"... "Un jour qu'il dormait ... il rêva qu'il voyait son propre corps endormi"..."Quelque chose se produisit en lui qui transforma sa vie à jamais" "Il regarda ses mains, sentit son corps et entendit sa propre voix dire : je suis fait de lumière; je suis constitué d'étoiles" "Tout est fait de lumière et l'espace entre toutes choses n'est pas vide"... "Il vit aussi que la matière est un miroir - tout est un miroir réfléchissant la matière et créant des images de cette lumière - et que le monde de l'illusion, le Rêve, n'est que la fumée nous empêchant de voir qui nous sommes vraiment. Le vrai moi est pur amour, pure lumière dit-il. Cette compréhension changea sa vie. Sachant qui il était vraiment, il regarda les autres êtres humains et le reste de la nature... Il se voyait lui-même en toute chose, dans chaque être humain, chaque animal, chaque arbre, dans l'eau, dans la pluie, les nuages et la terre." "Durant ces quelques instants, il comprit tout" "Il était impatient de partager avec les siens ce qu'il avait découvert" Mais aucun mot ne parvenait à l'expliquer" " il essaya d'en parler aux autres mais ceux-ci ne comprenaient pas"..."Il se voyait en chacun mais personne ne le voyait lui comme soi-même" "Et il réalisa que tous rêvaient"

Le problème c'est que tant que nous ne nous apercevons pas que nous rêvons nous subissons le monde de l'illusion.
"Toute l'humanité est à la recherche de la vérité, de la justice et de la beauté." "Nous ne cessons de chercher et chercher, alors que tout est déjà en nous." Il n'y a aucune vérité à trouver. Où que nous regardions, tout ce que nous voyons est la vérité, mais les accords que nous avons conclus et les croyances que nous entretenons nous privent d'yeux pour la voir."
 Difficile, pour le moins, de ne pas faire une lecture bouddhiste de tels propos, alors que l'auteur n'est pas bouddhiste.  Le réel prêche le dharma (mujo seppo) mais nous ne voulons pas l'entendre, notre croyance aveugle aux mots (et à la grammaire dirait Nietzsche) nous en éloigne alors qu'il suffit de regarder en nous.

Dans Questions zen, Philip Kapleau ne dit pas autre chose lorsqu'il dit:

"La véritable sagesse, en définitive, consiste en la capacité de lire des livres non écrits. Nietzsche a noté que, lorsque sa vue devint trop faible pour qu'il pût lire des livres, il commença enfin à lire en lui-même."

Maître Dôgen - Les enseignements du maître zen Dôgen [Shôbôgenzô zuimonki]

A nouveau un livre étonnant puisqu'il s'agit de la prise de note des enseignements de Dogen par son successeur Ejo. Il est d'autant plus étonnant qu'il y a, à mon avis, un léger décalage entre ce Shôbôgenzô zuimonki et le Shôbôgenzô. J'ai le sentiment que le Shôbôgenzô s'adresse à la postérité alors que ce Shôbôgenzô zuimonki s’adresse à ses contemporains.

 "Il m'est alors enfin apparu évident que, puisque c'était le vérité que je cherchais - même si je pensais aussi à la célébrité - c'était devant les sages de l'Antiquité et les personnes de bien de l'avenir qu'il fallait me faire humble, au lieu de m'efforcer d'être bien considéré par mes contemporains vulgaires"

Ceci explique, en partie le caractère intemporel du Shôbôgenzô. A l'inverse dans ce texte, on a presque l'impression parfois d'être dans la cuisine, dans les coulissses  tant la parole est plus directe au risque parfois de faire apparaitre certaines croyances alors qu'elles sont absentes du Shôbôgenzô.
"II-15 (p101) Lors d'un enseignement du soir, maître Dogen a dit : Nombreux sont les gens du commun qui, lorsqu'ils font le bien, veulent le faire savoir aux autres, et qui, quand ils font le mal veulent que ça ne se sache pas. A cause de cette mentalité ils ne sont pas en accord avec l'esprit des divinités invisibles. Pour cette raison, ils ne sont pas récompensée pour leurs bonnes œuvres accomplies. De surcroit, ils sont punis pour leurs mauvaises actions commises en secret"

Je n'ai pas encore terminé la lecture des 7 volumes du Shôbôgenzô mais ça m'étonnerait beaucoup de retrouver ces divinités invisibles. [edit : En étant attentif à cette question je me suis aperçu qu'il y avait des propos du même ordre dans le Shôbôgenzô, ce qui n'atténue en rien la portée du Shôbôgenzô.]

Les enseignements portent sur la nécessité de pratiquer la méditation assise, d'être pauvre (et donc de recourir à la mendicité), l'importance de ne pas rechercher la notoriété, le pouvoir, l'érudition, la richesse mais de suivre la voie telle qu'elle a été pratiqué par les patriarches.

Un seul enseignement, et c'est évidemment celui qui m'intéresse le plus porte sur "Mujo Seppo"

"V-06 (p173) Maitre Dôgen nous a expliqué :
Apprentis de l'Éveil , si vous n'appréhendez pas l’Éveil, c'est que vous croyez toujours en vos propres vues erronées. Vous êtes convaincus - sans même savoir qui l'a enseigné à l'origine - que l'esprit est "une activité cérébrale" ou une "vision omnisciente", et vous ne croyez pas que l'esprit est "l'herbe et les arbres". Si je vous dis "bouddha" vous penserez probablement à ses caractéristiques et à son éclat, et si j'explique qu'il est des gravats, vos oreilles seront surprises. (...) Cependant, si aujourd'hui encore l'on vous disait que l'esprit c'est l'herbe et les arbres et que les gravats sont bouddha parce que c'est désormais l'enseignement arrêté par les bouddhas patriarches et que vous changiez immédiatement vos convictions originelles, vous appréhenderiez vraiment l'Éveil authentique."

En note Kengan D. Robert explique que les gravats font allusion au dialogue entre Nanyang Huizhong et son disciple qui lui demandait : "Qu'est ce que l'esprit des patriarches du passé? Nanyang répondit : c'est des gravats" Le moine: "les objets inanimés peuvent-ils exposer la Réalité de bouddha? Nanyang "ils l'exposent tout le temps"

Les enseignements reviennent souvent sur l'idée qu'il faut abandonner ses vues personnelles. Polémiquer, même si Dogen avoue que c'était l'un de ses défauts de jeunesse, est désormais pour lui, chose vaine. L'idée de la prédication de la loi par les êtres inanimés que les êtres ordinaires ne peuvent entendre, implique qu'il n'y a rien d'autre à comprendre que ce qui peut s'entendre dans le silence de la méditation. L'idée de la prédication de la loi par les êtres inanimés (Mujo seppo) fonctionne ici comme un koan. Au lieu de se focaliser sur l"activité cérébrale", inverser la perspective : l'esprit est l'herbe et les arbres".

S’asseoir pour méditer - Eric Rommeluère - Les Racines du ciel - 20/09/15

A propos de Dogen, Eric Rommeluère, dit  à 22'22"
"c'est quelqu'un qui utilise le langage pour dépasser le langage"..." ce n'est même pas le japonais de l'époque, c'est le dogenien. On touche un univers mental. Il fait partie de ses gens qui repensent tout. Ce n'est pas quelqu'un qui va parler du bouddhisme"... "le bouddha n'apporte pas une 63ème vision du monde mais le dharma" puis à 31'34'' "... il y a une multitude de mondes dans lesquels enseignent des bouddhas où même les enseignements ne sont pas identiques car les conditions de ces mondes ne sont pas les mêmes" 
Si le dharma n'est pas une 63ème vision du monde c'est parce que le bouddha récuse le relativisme. Toutes les visions du monde ne se valent pas. En revanche, s'il y a une pluralité de monde, l'enseignement est directement dépendant du monde dans lequel on se trouve. C'est donc le réel lui-même qui enseigne le dharma.

à 42"40 " Même si l'égo meurt, nous sommes toujours des personnes avec des représentations, [pendant la méditation] on va toucher un point où on va sentir que ces représentations sont un obstacle, mais en même temps on va pouvoir les réincarner, vivre dans nos représentations mais dans la liberté. L'expérience de la méditation est une sorte de point zéro"


Lien France Culture

Maître Dôgen - Instructions au cusinier zen [Tenzo Kyôkun] - 1237

Il s'agit, sans conteste, de l'un des plus beaux textes de Dôgen qui ne se trouve pas dans le Shobogenzo. Le livre aux éditions Gallimard (1994) dans la collection du promeneur est un bien bel objet, imprimé sur un beau papier qu'il est bien agréable de tenir en main. La traduction est de Janine Coursin. On le trouve également en intégralité sur internet dans une autre traduction : http://www.gourmet-vegetarien.com/Tenzo_kyokun.pdf

La première partie du texte insiste sur l'importance du Tenzo (cuisinier) dans un temple zen, importance qui n'a rien à voir avec celle de cuisinier dans d'autres contextes. Ce texte contribuera à faire du poste de tenzo l'un des plus important même encore de nos jours, même en France dans nos dojos, temples et centres zen.

"Cette responsabilité a de tout temps été confiée à des maîtres éclairés ayant l'esprit de la voie..."

Puis Dogen entre dans le détail des activités d'un cuisinier zen pendant vingt-quatre heures. Or ce qui est fascinant dans ce texte c'est précisément l'importance donné aux moindres détails.

"Traitez la nourriture avec autant de respect que si elle était destinée à la table de l'empereur. Ayez les mêmes égards pour tous les aliments qu'ils soient cuits ou crus"
"Quand vous lavez le riz ou les légumes, faites-le de vos propres mains, dans l'intimité de votre propre regard avec diligence et conscience, sans que votre attention ne se relâche un seul instant"(...)"Quand vous regardez le riz, voyez aussi le sable. Si votre regard va et vient en scrutant minutieusement les détails, sans que votre esprit se relâche, les Trois Vertus seront automatiquement dans leur plénitude..."

L'attention doit même se porter sur les ustensiles et pas seulement sur la nourriture, notamment sur leur propreté et leur rangement à la bonne place.

"Soyez attentionné envers les choses, ne les jetez pas négligemment."

et enfin le passage le plus intéressant étant donné le titre de ce blog:

"Quand vous faites la cuisine, ne regardez pas les choses ordinaires d'un regard ordinaire, avec des sentiments et des pensées ordinaires. Avec cette feuille de légume que vous tournez dans vos doigts construisez une splendide demeure de bouddha et faites que cet infime grain de poussière proclame sa Loi"
Le plus étonnant, c'est le parallèle entre l'attention portée aux choses et celle envers les personnes
"Il est important que votre esprit ne change pas selon la qualité de l'objet. Si votre esprit dépend des choses, c'est comme si vous changiez d'attitude et de langage selon la qualité de la personne que vous rencontrez. Un tel comportement n'est pas celui d'un homme qui pratique la voie.  "
 J'ai souvent entendu le reproche que l'on fait à Matthieu Ricard dans l'attention qu'il porte aux animaux comme si cette attention se faisait au détriment de celle que l'on porte aux êtres humains. Matthieu Ricard répond que non seulement elle ne se fait pas au détriment des êtres humains mais au contraire plus on est soucieux des animaux plus il y a de chance pour que l'on soit encore plus soucieux, si ce n'est autant, des êtres humains. Avec Dogen, on porte l'attention encore plus loin puis qu'il s'agit d'être également soucieux des choses inanimées. Il s'agit déjà d'une pensée écologique avant l'heure. Il est effrayant de penser que des gens puisse voir comme antinomique le fait d'être attentif aux choses, au monde comme aux êtres humains et à soi-même.

Puis le texte prend une tournure davantage autobiographique puisque Dogen raconte sa rencontre avec deux cuisiniers qui lui ont fait comprendre la notion d’irremplaçabilité dans la pratique de la Voie.

"Si je ne surveille pas moi-même la cuisine, ça ne sera pas bon"

A la question qu'est-ce que la pratique de la voie le cuisinier répond
"Il n'y a pas de trésor caché dans l'univers"
Dogen met en parallèle cette réponse avec un poème qui se termine par
"Le joyau du dragon noir que vous cherchez est ici et là, partout."

Être capable de voir le joyau du dragon noir ici et là, même dans les choses ordinaires, c'est ce qui fait la grandeur d'esprit du cuisinier qui doit aussi faire preuve de joie de vivre et de bienveillance.

Blagues, boutades et anecdotes Zen # 1

Je ne suis pas très doué pour raconter des blagues d'autant plus que c'est souvent, ici, le contexte qui rend l’anecdote vraiment drôle. A l'image de ce livre sur l'art de la sieste oublié sur le canapé de la bibliothèque du Centre Zen de Lanau, il s'agit ici de choses réellement vues et entendues dont j'aimerais garder une trace.



A une belle jeune femme qui visiblement cherchait son zafu dans le dojo, un vieux moine lui lance: "vous cherchez votre transat?"

A la table des femmes qui assuraient le service pendant les repas, l'une d'entre-elles dit à une autre "Quelle chance d'être ici!" l'autre lui répond  aussi sec "quelle chance d'être en vie!"

A la sortie du dojo, un jeune pratiquant dit à un autre "T'es sûr qu'on ne peut pas doubler pendant kin-hin? celui qui était devant moi, n’avançait pas"

A un novice qui pose la question un peu idiote à un moine plus ancien "Quand  as-tu su que tu deviendrais moine?" le moine lui répond "Quand je me suis rendu compte que je pouvais dormir sur mon zafu sans ronfler".

On m'a aussi raconté la dernière boutade de Taisen Deshimaru. Il est possible qu'elle ne soit dans aucun livre. Il aurait dit avant de partir au Japon se faire soigner du cancer du pancréas "A mon retour, je vous ferais un enseignement sur la mort". Ce sont ses cendres qui sont revenus du Japon.

Jacques Brosse - Le zen et l'occident

Très belle émission qui donne à entendre la voix de Jacques Brosse mais aussi celle de Taisen Deshimaru. Elle commence doucement, il faut donc être patient.

A 14'40 :"le Bodhisattva, tout près de l'illumination et même l'ayant reçu, renonce au nirvana, l'union avec le principe cosmique et décide de revenir sur terre pour continuer sa mission car il ne veut entrer en nirvana qu'avec tous les êtres vivants, pas seulement les hommes, les bêtes, les herbes, les plantes..."

Lien ina


La matinée des autres, 15 nov 1977.

Taisen Deshimaru - Le Zen de Dogen - Enseignement Oral - Tome 7

"Si une seule personne pratique véritablement zazen et abandonne l'ego, à ce moment-là, toutes les plantes, terres, bois, champs s'illuminent et brillent d'une lumière intense. Les montagnes, les rivières, les champs, les arbres, et même les petits cailloux retrouvent leur esprit, donnent toute leur énergie et aident le cosmos entier. Ainsi les personnes qui pratiquent zazen aident toute la nature et toutes les existences"

On sent fortement, à partir de Deshimaru jusqu'à Roland Rech le recentrage de Mujo Seppo (La prédication de la loi faite par l'inanimé) sur zazen. C'est en effet une interprétation possible à partir de Dogen mais n'est-ce pas un peu réducteur? Dogen cite le maître de la nation:

"La prédication constante faite par l'inanimé s'embrase, et ne s'interrompt jamais".

 Zazen peut permettre de se synchroniser avec les êtres inanimés mais ceux-ci s'éveillent en permanence simultanément que l'on fasse zazen on non. Il n'est pas question de dire que zazen est moins important chez Dogen que chez Deshimaru seulement, chez Deshimaru zazen est central alors que chez Dogen, il n'y a pas de centre ou du moins pas un centre unique. Zazen, la pratique de la voie dans la vie ordinaire, les préceptes, l'étude, les rituels, la prédication de la loi faite par les êtres inanimés peuvent tour à tour être considéré comme le centre. Toujours dans le texte Mujo Seppo Dogen écrit :
"Voici l'enseignement essentiel : c'est les saints qui peuvent entendre la prédication de la Loi faite par l'inanimé, et c'est ce moine qui peut entendre la prédication de la Loi faite par le maître de la nation. Etudiez et méditez ce principe de la Voie jour après jour, mois après mois"
Le monde des saints n'est pas le monde des moines qui n'est pas le monde des laïcs. Ces différents mondes ne sont pas séparés, ni sans rapport, ni indépendants. Ils n'ont pas le même centre.
"Si vous avez tout à fait clarifié la manière de prêcher la Loi chez l'inanimé, pénétrez à fond par expérience quelle devrait être l'écoute chez les saints. Si vous y êtes parvenus, explorez le domaine des saints. Puis étudiez la pratique quotidienne qui perce les cieux au-delà de la démarcation du saint et du profane."

On n'insistera jamais assez sur la dimension autant expérientielle qu'intellectuelle du Shōbōgenzō. Même si vous n'êtes pas un saint vous pouvez explorer le domaine des saints, exotisme et dépaysement garantis. Puis étudiez la pratique quotidienne dans la vie ordinaire et c'est encore un autre monde qui apparait. Le pluralisme de Dogen apparait à de nombreux endroits dans le Shōbōgenzō ainsi que dans d'autres textes. J'y reviendrais.

Par pluralisme j'entends  la coexistence et  l'interaction de mondes différents sans qu'il y ait pour autant nécessairement conflit, assimilation, réduction de l'Autre au même. Le pluralisme s'oppose au monisme qui considère que le monde est une totalité close constitué d'une seule substance. Il s'oppose au relativisme pour qui il n'existe pas de vérité absolue. Un pluraliste considère que l'on peut toujours postuler un absolu, un monde qui contiendrais tous les mondes mais celui-ci n'est pas atteignable soit qu'il contiendrait un nombre infini de mondes soit qu'il serait vide. "Le réaliste résistera à conclure qu'il n'y a pas de monde; l'idéaliste résistera à conclure que toutes les versions en conflit décrivent des mondes différents" écrit Nelson Goodman dans Manières de faire des mondes. Il ajoute : "le philosophe est comme le séducteur, il se retrouve toujours coincé avec rien ou trop". Le "rien" ne fait pas peur à Dogen. Le "trop", soit Dogen le critique comme étant hors de la voie, soit il le thématise négativement à la manière de la théologie négative

"Sachez-le, les montagnes se trouvent hors de la sphère humaine, hors de la sphère des hauts cieux. Ne considérez ni ne voyez les montagnes selon la mesure de l'entendement humain" écrit Dogen dans Montagnes et rivières comme sûtra [Sansuikô]
 et un peu plus loin dans le même texte :
"L'étude consiste à savoir que ce sont les montagnes qui cachent les montagnes en se cachant"



Maître Dôgen - Quelle est l'intention du patriarche Bodhidharma venu de l'ouest [Soshi serai.i] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil - Tome 3

Le texte commence par un kôan de Kyôgen Sikan que je résumerais ainsi :

Si vous étiez un homme suspendu par la bouche à une haute branche d'un arbre et qu'un autre homme vous demande : "Quelle est l'intention du patriarche Bodhidharma venu de l'ouest" que répondriez-vous?

La mise en situation extrême de la question dans l'instant empêche de répondre avec des mots sans aussitôt perdre la vie. Mais lâcher prise dans l'instant pour répondre est néanmoins impératif.

"Même les éveillés et les patriarches avec leurs visages éclos ne doivent pas se méprendre sur la rencontre du moi et de l'autre" 

Difficile de ne pas lire Dogen à partir de Levinas surtout si on lit attentivement les notes en bas de page de Y. Orimo "...Cette identité contradictoire [du moi et de l'autre] ne doit nullement annuler leur différence, mais bien au contraire elle a pour fondement l'altérité, altérité structurellement présente aux tréfonds de chaque existant".

Dogen, évidemment, ne répondra pas non plus à la question "Quelle est l'intention du patriarche Bodhidharma venu de l'ouest?" Bodhidharma  aurait probablement eu également beaucoup de mal à répondre. L'absence d'intention doit présider à la pratique. Y. Orimo commente dans ce sens "Si c'est le pratiquant qui pratique la Voie, c'est aussi la pratique qui crée le pratiquant". On retrouve l'idée qu'il ne s'agit pas de pratiquer pour s'éveiller mais la pratique est en elle-même le déploiement du cœur de l'éveil (mushotoku). Pour le dire autrement, comme le dit Chögyam Trungpa "Le chemin est le but".

Maître Dôgen - Déploiement du cœur de l'Eveil [Hotsumujôshin] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil - Tome 1

Durant la Sesshin, les "kusen", les "teicho" et même certaines réponses durant les "mondo" ont portés sur le déploiement du cœur de l'Eveil. Je serais incapable d'en faire un résumé, n'ayant pris aucune note. Et puis j'ai écouté avec mon cerveau gauche. Il ne s'agit pas, de toute façon, d'avoir appris quelque chose mais de laisser notre cœur se déployer comme présence. 

Pour comprendre ce texte il est nécessaire d'en connaitre le contexte. Il est contemporain de la construction d'un nouveau temple dans la province d'Echizen en 1244. Le texte s'adresse aux laïcs qui aide à la construction de ce nouveau temple. L'enjeu du texte est celui de l'absence de mérite pour soi au profit de la résonance collective entre moines et laïcs.
"Si l'on pratique la Voie avec un cœur sincère en se laissant transformer avec les herbes, les arbres, les tuiles et les cailloux, on doit obtenir la voie. Car les quatre éléments et les cinq agrégats vont ensemble avec les herbes, les arbres, les tuiles et les cailloux. Ils ont la même nature, ils ont le même cœur et la même vie et ils ont le même corps et la même dynamique."
Dogen dit exactement la même chose que Cynthia Fleury dans le Telerama du 29 Août au 4 septembre 2015 lorsqu'elle oppose le sujet individualiste (autocentré, grisé par l'ivresse de soi) et le sujet individué (décentré, singulier)
"Le sujet individué met en place un regard sur le monde extérieur, déploie et assure un socle, une assise, qui lui permet d'entrer en relation avec ce qui l'entoure. L'aventure le l'irremplaçabilité, la voie de l'individuation ressemble sous maints aspects à celle de la dépersonnalisation. Il ne s'agit pas de devenir une personnalité, d'être dans la mise en scène de l'ego. L'enjeu est au contraire relationnel: il s'agit de se décentrer pour se lier aux autres, au monde, au sens."
La dépersonnalisation signifie ici devenir authentique, vrai plutôt que jouer un personnage. On n'est vrai lorsque l'on cesse de penser à sa petite personne et que l'on est attentif à la singularité de tout ce qui nous entoure et d'un même mouvement on prend conscience d'avoir le même coeur. Chez Dogen le décentrement est radical.
"C'est dans une seule poussière qu'existent plusieurs milliers d'écritures saintes et le nombre incommensurable des éveillés"
Ce qui signifie que chaque chose, chaque être, vivant ou non, dans sa singularité, exprime le Dharma, la réalité telle quelle et à laquelle il faut être attentif.
"La méditation assise et la pratique de la Voie ne sont autres que le déploiement du cœur de l'éveil. Le déploiement du cœur n'est ni un ni multiple : la méditation assise n'est ni une ni multiple. Ils ne sont ni à multiplier ni à diviser. Il faut étudier à fond tous les existants tête par tête"
 Ni un ni multiple signifie singulier, autre. Comme le dit Parménide, ce qui est autre ne renferme aucune unité ni totalité. Ce qui est singulier, différent, autre ne peut se multiplier ni se diviser.
"C'est avec ce corps et avec ce cœur qu'il faut déployer le cœur de l'éveil"
Le corps et le cœur font la singularité et l'irremplaçabilité.
 "Si un seul cœur se déploie pour la première fois, une Vacuité se déploie si peu que ce soit."
La pratique de la voie impulse et influence le monde entier pour l'avenir. Toute petite action qui va dans le bon sens est une grande action par ses conséquences. Comme le dit Deshimaru : Pratiquer sans but ni profit et des mérites infinis apparaissent.
"En général, lorsqu'un être éveillé et un être non éveillé déploient ensemble le cœur de l'éveil, ils obtiennent pour la première fois une graine de la nature de l'éveillé"
Même des êtres radicalement différents peuvent entrer en résonance, comme des moines et des laïcs, des êtres sensibles et animés et des êtres inanimés.
 "C'est ce déploiement du cœur qui vous conduit directement à la réalisation de l'éveillé! Cela ne doit jamais être brisé ni anéanti dans l'espace intermédiaire"
 Ils ne sont pas séparés. Ils ne sont pas du même monde mais ils sont dans la proximité.

"Cependant voici ce que disent les partisans stupides du petit véhicule : Les constructions (...) sont des actes méritoires qui sont de l'ordre du confectionné, il ne faut donc pas s'en occuper"
 Dogen récuse l'idée qu’œuvrer pour la communauté des moines permet d'accumuler des mérites pour soi uniquement. Il récuse également l'idée qu'il faudrait uniquement méditer et ne pas se préoccuper des choses matérielles et périssables.  En revanche œuvrer ensemble, en suivant les écritures bouddhiques et les bons maîtres, tout en étant radicalement différents, permet de mettre à jour sa nature de bouddha dans l'instant présent. On retrouve l'idée d'irremplaçabilité et donc de responsabilité individuelle et collective pour semer les graines de l'éveil qui vont germer dans l'avenir.  Il n'est pas indifférent que l'on retrouve ici la référence à Bodhidharma

"Le premier patriarche chinois (Bodhidharma) dit : Chaque cœur est comme du bois et de la pierre"
Il est dommage que Nietzsche ne se soit jamais intéressé de près à Bodhidharma. Il aurait écrit moins de bêtise sur le bouddhisme (voir le chapitre 4 partie II de La rencontre du Bouddhisme et de l'occident de Frédéric Lenoir). Le bois et la pierre expriment la fermeté, la diligence, l'absence de sensibilité déplacée, l'absence de sentiments comme la pitié stérile et centrée sur l'égo.
Dogen commente ainsi:
"C'est par la force de ce cœur de bois et de ce cœur de pierre que se réalisent comme présence la pensée et la non pensée de ce présent"
Dans un autre texte "une perle claire" [Ikka myôju] (Shôbôgenzô - Tome 3, p 102) Dogen écrit :
"C'est en traquant la chose que se fait le moi, et c'est en traquant le moi que se fait la chose. A la naissance des sentiments et émotions, la sagesse s'éloigne"
C'est donc avec un cœur ferme et persévérant, éloigné de toute sensiblerie, sans but, ni profit d'aucune sorte que l'on peu déployer le cœur de l'éveil.




Maître Dôgen - La manière de la méditation assise [Zazengi] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil - Tome 6

Je triche un peu car pour l'instant je n'ai que les 5 premiers tomes et je n'ai lu pour l'instant que les trois premiers. J'ai été étonné de tomber sur la phrase ci dessous qui est l'une des clefs pour comprendre le Shôbôgenzô.
« La méditation assise [zazen 坐禅] n’est pas l’exercice du dhyâna [shuzen習禅] »

Sur le site d'Amazon on peut lire une critique très désagréable de la traduction de Yoko Orimo. "la traduction est pompeuse, absconse, le style infiniment ampoulé emprunt de byzantinisme cultive fausse érudition et se perd en inutiles circonvolutions." Maintenant comparez la traduction ci dessus avec la traduction que l'on trouve sur zen-occidental.net
"La méditation assise n’est pas un exercice de méditation." 
 Vous m'excuserez de préférer la traduction de Yoko Orimo qui a le mérite d'être précise. Il est possible de la consulter en intégralité à cette addresse


J'aimerais connaitre l'origine de cette distinction entre Zazen et dhyâna. Il me semble que c'est chez Dogen qu'elle apparait la plus clairement.

La différence est simple. Dhyâna est la méditation qui permet d'atteindre l'éveil. Au risque de caricaturer il s'agit d'atteindre des états de conscience particuliers. A l'inverse, Zazen, seulement s'asseoir, est déjà le déploiement de l'éveil, il n'y a donc rien à atteindre, ni à attendre, pas même l'éveil puisqu'il est déjà là, même s'il faut de nombreuses années de pratique pour réellement s'éveiller. En caricaturant vraiment je dirais que dhyâna fait de nous des illuminés alors que zazen fait de nous des gens ordinaires mais attentifs. Un illuminé se reconnait à 5 mètres alors qu'il est impossible de faire la différence au premier coup d’œil entre un éveillé et quelqu'un d'ordinaire. Les illuminés sont ceux qui sont tombés dans le piège de l'attachement à l'éveil. Ayant réellement connu une forme d'extase, ils ont parfois un vrai charisme, et donc un certain pouvoir, il est donc nécessaire de garder son esprit critique. Lorsqu'un illuminé prend conscience d'être illuminé, il peut chercher à redevenir quelqu'un d'ordinaire et faire preuve d'humilité et s'éveiller. Les choses ne sont donc pas tranchées, ni noires, ni blanches. Tout est possible à chaque instant. Entendons-nous bien je n'ai pas rencontré d'illuminé. Je ne parle ici que de moi. En effet, on a vite fait de se payer des petits satori qui nous font croire qu'on est arrivé quelque part et que les autres sont loin derrière. Il faut donc rester humble, ne pas se payer de mots et pratiquer activement le non-agir, la non-parole, ne pas juger et rester bienveillant et disponible.

Je suis tombé sur un texte vraiment très juste sur la distinction entre zazen et shuzen dont je recommande la lecture: https://btr2010.wordpress.com/2014/08/26/zazen-nest-pas-shuzen/

Pour ma part, je trouve très difficile d'être attentif à chaque instant dans la durée. Je constate que faire une Sesshin permet d'augmenter considérablement sa sensibilité et donc son attention mais en même temps c'est assez fatiguant et les effets ne durent donc pas très longtemps. Je comprends les gens qui se découragent rapidement. J'imagine que plus on pratique plus les effets durent et moins cela demande d'effort. En revanche, plus on est attentif à soi et aux autres plus les choses importantes à faire s'imposent et plus les choses futiles paraissent futiles.

Lanau


Roland Yuno Rech - Les pièges sur la Voie

Il était très tentant de continuer ce blog toujours avec Roland Rech non plus avec ses kusen mais avec ses teichos. Les teichos sont des conférences ou des seminaires qui traitent d'un sujet particulier. Ils datent de 2010-2011

Le texte commence ainsi :

"Le piège fondamental de notre pratique, c'est que le Dharma, l'enseignement, se transforme lui-même en illusion, c'est à dire que par illusion ou par attachement , on transpose sur le zen nos attachements ordinaires qui sont causes de souffrance"

et un peu plus loin

"Il surgit souvent d'un comportement qui est bon au départ mais que l'excès pervertit et transforme en piège"

Le piège est plus subtil, inconscient et dangereux que l'erreur ou l'obstacle et se révèle dans la souffrance qu'il génère notamment dans la sensation de ne pas être libre.

 Le zen est une voie de libération. Tout attachement est donc un piège. Je vais seulement énumérer les principaux pièges :

L'attachement à l'éveil, à l'illumination, au satori
L'attachement à son rôle
L'attachement au maître
L'attachement aux règles, rites cérémonies
L'attachement aux préceptes
L'attachement aux sutras, aux textes
L'attachement sélectif à certains aspects du bouddhisme
L'attachement à zazen seulement
L'attachement à notre pratique (prosélytisme)
L'attachement ou le rejet systématique de l'institution

De plus, il y a bien sûr le piège du dualisme

Le dualisme corps/esprit
Le dualisme pratique/réalisation
Le dualisme approche subite/approche graduelle
Le dualisme zazen/vie quotidienne

Le piège du matérialisme spirituel

Le piège du nihilisme


Il manque peut-être le piège du naturalisme qui pense que tout est là et qu'il n'y a rien à faire. J'y reviendrais.
Le naturalisme est fortement critiqué par Dogen. Pour Dogen, il faut toujours aller au delà du par delà de l’au-delà de l'éveil, ici et maintenant..

Roland Yuno Rech - Le champ de la vacuité

Le champ de la vacuité est un recueil de kusen de Roland Rech. La question même de ce qu'est un kusen est une question épineuse. Une réponse simple consiste à dire que c'est un enseignement vivant donné par un maître zen pendant la méditation.

La question est de savoir à quel niveau de conscience se situe le kusen. Soit le kusen est pensé comme un moyen habile de transmission du Dharma de maître à disciple, soit comme une technique d'endoctrinement idéologique, l'esprit étant particulièrement malléable pendant zazen. Cette seconde option est dénoncée par Ralf Halfmann dans un texte qui s'intitule Rapport critique sur l’Association Zen Internationale et publié sur le site http://derive-sectaire.fr. Il date de 1999. Le texte apparait comme étant très daté et ne correspond peut-être plus à la réalité actuelle de l'AZI. Néanmoins, il donne une idée assez impressionnante d'une incompréhension possible de ce qu'est le zen et de son impact en France, sur un individu. Il serait tentant de répondre à chacune des critiques et de montrer à quel point elles sont infondées tout en montrant la part de vérité qu'elles contiennent néanmoins. Il serait faux de croire qu'à l'intérieur du bouddhisme, il n'y a pas de dérives sectaires possible. Il faut néanmoins raison garder. Le fait que les kusen soient publiés permet de se faire une idée de la teneur idéologique qu'ils contiennent en dehors de la pratique de Zazen et donc avec tout l'esprit critique dont on dispose.

Peut-on même parler d'idéologie? Dans le cas de dérives sectaires certainement, mais ici, dans le Champ de la vacuité? Ce qui est drôle c'est que Wikipédia oppose le terme idéologie "à une connaissance intuitive de la réalité sensible perçue." mais ajoute aussitôt "Une idéologie dominante est diffuse et omniprésente, mais généralement invisible pour celui qui la partage du fait même qu'elle fonde la façon de voir le monde." Voilà une définition bien problématique, si l'idéologie fonde la manière de voir le monde et devient invisible comment celle-ci peut-elle s'opposer à la connaissance intuitive de la réalité perçue? On pourrait facilement en conclure que le terme "idéologie" est un mot bien pratique pour dénoncer celui qui ne voit pas les choses comme vous. De manière minimale, on peut néanmoins considérer que l'idéologie est l'arrière plan philosophique de tout discours. Pensé ainsi l'idéologie n'est pas nécessairement un terme péjoratif.

 L'idée que ce sont les choses elles-même, la réalité elle-même qui enseigne le Dharma permet cependant d'inverser la perspective.

Cette "merveilleuse coïncidence" est précisément le sujet d'un Kusen de Roland Rech:

"Les oiseaux chantent, la lune brille au-dessus du dojo. Tous ces phénomènes existent simultanément, sans se déranger. En continuant la pratique, en respirant calmement, on peut traverser chaque chose sans dramatiser. Le mal aux genoux est juste un mal aux genoux. La somnolence seulement de la somnolence. Seulement cela. Alors tout est sans obstacle.
Maitre Wanshi évoque cela en disant: " Les nuages flottent gracieusement au-dessus des pics. Le clair de lune scintille en dévalant le torrent de montagne. Tout l'espace environnant est brillamment illuminé et spirituellement transformé, totalement sans obstruction; manifestant l'interaction comme une boîte et son couvercle, comme les pointes des flèches se rencontrant"
(...)
Roland Rech commente:
"Cette merveilleuse coïncidence, nous pouvons la vivre. Elle peut être évoquée par des images mais on ne peut pas l'expliquer car elle se manifeste lorsque l'on cesse de créer des séparations"

Si les choses inanimées expriment le Dharma, celui-ci devient inexprimable dans le langage humain. Or le propre de l'idéologie est d'être un discours. Le seul moyen d'échapper à toute idéologie n'est il pas alors de renoncer au discours? mais renoncer au discours c'est renoncer aussi à toute critique possible. Si notre réalité c'est celle d'un monde totalitaire, alors si nous abandonnons tout discours et donc tout esprit critique nous allons certes nous harmoniser avec notre réalité mais nous pourrions être amené à faire des choses totalement  injustes. S'il y a bien une idéologie dans le zen, c'est à dire une croyance, une foi, c'est celle qui repose sur l'expérience de zazen. C'est la croyance selon laquelle, à partir de la pratique de Zazen, il devient possible de savoir intuitivement ce qui est juste. Il ne faut pas oublier que le mot méditation signifie prendre soin. La racine "med" est la même que dans médecine. Tout est question de justesse. Zazen permet de développer l'attention à soi et à la réalité simultanément. Si nous sommes attentif à chaque instant, il devient difficile d'agir de manière non juste.

Ralf Halfmann écrit :
 "Cependant, si on examine ces "maîtres" ou ces disciples anciens qui pratiquent Zazen depuis de longues années, voire quelque décennies, on en peut pas ne pas remarquer qu’ils ne sont en rien meilleurs que n’importe quelle personne normale. Pour ce qui est de leur comportement, il est souvent bien pire que celui des débutants."

C'est possible. On ne peut pas savoir si la personne en question ne serait pas pire si elle ne faisait pas zazen. Si zazen est censé nous rendre meilleur ceci n'implique pas qu'une personne qui médite est une meilleure personne qu'une autre qui ne médite pas puisque la notion de personne n'a pas de substance, sa valeur ne peut-être ni absolue, ni intemporelle. Nous ne partons pas tous du même point. Le chemin est long et il existe des pièges sur la voie. Garder l'esprit du débutant est l'une des clefs. Le mieux est souvent de se garder de juger les autres aussi bien positivement que négativement. Ces "maîtres" sont humains et ne sont certainement pas parfaits, les idéaliser c'est s'exposer à bien des déceptions. Il faudrait soi-même être éveillé pour pouvoir juger du degré d'éveil d'un maître, or si on ne peut juger de son propre éveil, il devient délicat de juger de celui des autres.

"Puisque vous ignorez votre propre devenir, comment pourriez-vous augurer de celui des autres?, écrit Dogen dans Instructions au cuisinier zen. Si vous mesurez les manques des autres en prenant pour norme vos propres manques, comment ne commettriez-vous pas d'erreurs? Les hommes diffèrent en âge et en facultés, mais dans la voie ils sont tous égaux. En outre, il se peut que celui qui hier a mal agi, agisse bien aujourd'hui. Qui est un saint? Qui est un homme ordinaire? Personne ne le sait." (..) "Si vous êtes fermement résolu à ne pas demeurer dans la dualité du bien et du mal, vous entrerez directement dans la voie de l'incomparable sagesse de l'éveil, mais si vous trébuchez sur l'un ou sur l'autre, vous ne verrez pas la voie, même si elle est devant vous"


 Je doute un peu de la neutralité scientifique de Ralf Halfmann. Les expériences qui sont faites dans un cadre scientifique avec des groupes qui pratiquent la méditation vont plutôt dans le sens d'effets bénéfiques "pro-sociaux". Je ne vois pas pourquoi il en irait autrement pour l'AZI. En revanche, j'ai des échos extrêmement variables d'une sesshin à l'autre à la Gendro, et pas toujours des échos positifs mais il y a tellement de facteurs et de circonstances qui entrent en jeu... J'ajouterais que l'esprit humain est ainsi fait qu'il se focalise davantage sur les trains qui arrivent en retard plutôt que sur ceux qui arrivent à l'heure, et que nous avons toujours une fâcheuse tendance à voir le verre à moitié vide plutôt qu'à moitié plein. 

Ralf Halfmann est passé totalement à côté du principe d'individuation qui est au cœur de la pratique zen. Ce principe d'individuation ne se confond pas non plus avec du développement personnel.

 En ce qui me concerne, je ne serais peut-être jamais moine ni même bodhisattva et  je ne me ferais peut-être jamais raser le crane. Ceci ne m'empêche pas de respecter les préceptes, de fréquenter des dojos, des centres Zen, et des temples comme celui de la gendro, de méditer et de lire à mon rythme. Je ne nie pas qu'il puisse y avoir une pression de la part du Sangha qui s'exerce sur chaque individu mais personnellement j'y suis insensible et je ne la trouve pas moins naturelle que celle du club de tennis de table que je fréquente.

Il est possible d'écouter et de télécharger librement les kusen de Roland Reich sur le site du dojo de Nice.

Un kusen qui porte sur Mujo Seppo : Le son du caillou n’avait rien de spécial.

S'il y a une idéologie derrière les Kusen de Roland Reich, elle vise une meilleure attention à soi et aux autres en relation avec tout l'univers. Pour changer le monde, il faut peut-être commencer par se changer soi-même en respectant son propre rythme et sans se faire d'illusion ni sur le zen, ni sur le sangha, ni sur le maître, avec souplesse. (Tout l’enseignement de la sagesse)

Roland Rech - Sagesses bouddhistes : Zen et crise de civilisation 2/2 - France 2

Placer l'expression Mujo seppo dans une conversation est loin d'être évident et qui plus est sur un plateau de télévision mais Roland Rech y parvient vers 11 minutes et 15 secondes pour décrire l'esprit vaste qui s'harmonise avec la réalité.

"Quelqu'un qui pratique Zazen a un esprit suffisamment ouvert, éveillé pour recevoir la vérité qui se manifeste partout autour de lui, qui est à la fois une vérité qui nous dépasse mais aussi qui nous est aussi le plus intérieur"
Et Aurélie Godefroy de lui demander si cela signifie qu'il faut retrouver l'esprit spirituel ou religieux au-delà même des religions (bouddhisme inclus).



Sagesses bouddhistes, le 26 avril 2015

Maître Dôgen - Prédication de la Loi faite par l'inanimé [Mujô Seppô] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil : Traduction intégrale Tome 1

Le Shôbôgenzô est l'un des sommets de la pensée japonaise et l’œuvre majeure de maître Dogen. Il compile 95 textes écrits entre 1231 et 1253. La présente traduction richement annotée par Y. Orimo date de 2005. Ce Tome 1 compile des textes autour du thème de la Nature. On trouve donc le fameux chapitre intitulé Mujô seppô. Il existe 8 versions du Shôbôgenzô qui compilent les textes selon différents ordonnancements. Il ne semble donc pas sacrilège de déplacer les "pions sur l'échiquier" comme on le souhaite.

Prédication de la Loi faite par l'inanimé [Mujô Seppô]

Le texte commence ainsi :

"La prédication de la Loi faite à la prédication de la Loi est la réalisation du Kôan comme vision telle que les éveillés et les patriarches l'ont transmise aux éveillés et aux patriarches. Cette prédication de la Loi est la Loi qui prêche la Loi"

Dès la première phrase se trouve donc affirmé que la prédication de la Loi, le Dharma n'est pas uniquement de l'ordre de l'audition mais aussi de la vision, ce qui renvoi au titre même de l'ouvrage : La vrai Loi, Trésor de l’œil. L'enjeu fondamental de ce texte en particulier mais aussi des 95 textes qui composent le Shôbôgenzô est celui de la transmission du Dharma. La prédication de la Loi faite par l'inanimé est un Kôan, c'est à dire une énigme qui échappe à une compréhension rationnelle. A un premier niveau ce sont les montagnes, les rivières, les herbes, les fleurs qui chantent le Dharma. On trouve cette idée dans un autre texte de Dogen qui s'intitule La voix des vallées... Un laïc, Töba Soshoku, s'éveilla à la Voie après avoir entendu un maître parler de cette prédication de la Loi par l'inanimé. Voici ce qu'il écrivit le lendemain:

"La voix des vallées n'est autre que celle qui sort de l'immense langue de l’Éveillé
Les formes-couleurs des montagnes ne sont autres que le pur Corps de l’Éveillé
Moi qui ai entendu les quatre-vingt-quatre mille poèmes durant la nuit.
Comment, le jour venu, puis-je les exposer aux hommes"

Dogen pose cette question ingénue :

Faudrait-il considérer la voix des vallées qui surprit Soshoku comme la voix des vallées ou bien comme les paroles du maître qui affluaient en lui? (...) En fin de compte, est-ce le Laïc Soshoku qui s'éveilla à la Voie ou plutôt est-ce les montagnes et les rivières qui s'éveillèrent à la Voie?

Il répondra à cette question dans le texte intitulé Prédication de la Loi faite par l'inanimé [Mujô Seppô] en entremêlant ces trois éléments (la nature, le Dharma, la transmission) tout en montrant qu'ils sont incommensurables. Mais plus encore, ce sont les mots et la réalité telle qu'elle est qui sont incommensurables. C'est cette incommensurabilité entre le réel et le langage qui permet à Taisen Deshimaru de résumer le chapitre Mujo Seppo par liberté d'expression notamment lorsque Dogen écrit:

"Ne considérez pas que l'éveillé d'après prêche la Loi telle qu'elle a été prêchée par l'éveillé d'avant"

Si la loi est le réel et que celui-ci est impermanent, il semble inévitable que la prédication de la loi implique un ajustement permanent au réel comme si c'était la loi qui régissait elle-même les éveillés. On comprend mieux pourquoi Dogen commençait par "Cette prédication de la Loi est la Loi qui prêche la Loi". On pourrait objecter à Taisen Deshimaru que par conséquent la liberté d'expression en question est très réduite mais ce serait oublier "les agrégats de la prédication de la Loi dont les portes sont sans mesure, sans bornes." et qu'elle ne doit pas toujours être l'objet de l'ouïe.

 Dans la Prédication de la Loi faite par l'inanimé, la question délicate est de savoir ce que signifie "inanimé".
A un premier niveau comme, on pourrait penser qu'il s'agit de la nature, les herbes, les arbres et les cailloux mais Dogen déjoue une telle interprétation car alors "qui ne connaîtrait pas la prédication de la Loi faite par l'inanimé et qui ne l'écouterait pas?" Dogen critique ici le naturalisme pour lequel tout va de soi, sans qu'il soit nécessaire ni de méditer ni de réfléchir. Dogen ne dit pas non plus qu'il ne s'agit pas de la nature seulement il invite à réfléchir, à étudier et à pratiquer ce que peut bien être cette prédication de la loi faite par l'inanimé. Si la nature chante le Dharma, celui-ci n'est pas clairement intelligible par le commun des mortels.

Même ce qui est animé et ce qui est inanimé ne va pas de soi pour Dogen :

Qu'est-ce que l'animé, qu'est-ce que l'inanimé? Pour l'instant, étudiez et pratiquez avec ingéniosité en vous demandant ainsi et en demandant ainsi à l'autre. (...)  "Parmi les cent herbes et les dix mille arbres qui se développent au sein du vent, du feu, etc. Il y en a qui devraient être étudiés en tant qu'animé, et il y en a qui ne pourraient être considérés en tant qu'inanimé. Il y a des herbes et des arbres qui ressemblent aux humains et aux animaux. Vous n'avez donc pas encore clarifié quel est l'animé, ni quel est l'inanimé"

Dogen utilise des textes comme celui du Recueil de la transmission de la lampe de l'ère Keitoku dans lequel il est dit seuls "les saints peuvent l'entendre" "c'est l'inanimé qui peut entendre la prédication de la loi faite par l'inanimé"(...)"L'ancien patriarche dit [à son disciple] "Même si je prêche, tu ne m'entends pas, à plus forte raison, la prédication de la Loi faite par l'inanimé" et le disciple composa le poème suivant:

"C'est inouï, c'est inouï! La prédication de la loi faite par l'inanimé est inconcevable! A l'oreille, elle reste à jamais inaudible A écouter sa voix avec l’œil, on peut justement la connaître."
Le commentaire de Dogen est étonnant :
"C'est avec toute force et tout cœur, toute substance et tout langage qui avant même l'apparition du roi Ion, jusqu'au confins de tous les futurs et de l'avenir infini que l'on écoute la Loi. "


...

Soûtra de l'Entrée à Lanka - Lankâvatâra

Les soûtras ne sont pas des textes faciles à lire mais sont pourtant incontournables. le "Lankâvatâra" est un Soûtra dit tardif (écrit entre la Ier et le IVéme Siècle) et donc considéré comme un apocryphe. Il faut donc essayer de le lire sans se poser la question de l’authenticité. Il est considéré comme prioritaire sur les autres soûtras par Bodhidharma, à tel point que ses disciples ont été appelés école Lankā. L'idée centrale est que "tout est esprit" autrement dit la conscience est la seule réalité. Prendre conscience de la nature de sa conscience permet de comprendre la nature de ses illusions et donc de s'éveiller c'est à dire d'accéder au réel tel qu'il est.

Le texte commence ainsi :

    "Ainsi ai-je entendu : en ce temps là le Bouddha se trouvait au bord de la mer, dans la citadelle de Lankâ, à la cime du mont Malaya, en compagnie de la grande assemblée des moines et de la grande assemblée des bodhidattvas. Ces derniers avaient tous réalisé les cinq catégories, les trois natures, les consciences et l'inexistence du soi. Parfaitement conscients que le monde extérieur était une perception au sein de leur esprit..."

  Le bouddha se propose d'exposer le Dharma à l'intention du seigneur de Lankâ, Râvana. Celui-ci s'empresse aussitôt de l'inviter à entrer à Lankâ. Le Bouddha use de ses pouvoirs pour faire apparaître des montagnes couvertes de joyaux divins et sur chaque montagne un Boudha, Ravana et une assemblée puis tout s'évanouit et Ravana comprend aussitôt que le monde des objets  sont comme des fictions conçues par chacun.

    "Ne pas être un sujet qui voit un bouddha, objet vu,et ne pas inventer de fictions, c'est cela "voir"


Le Bouddha, après s'être marré un bon coup, à la grande surprise de l'un de ses disciples, Mahâmati qui comprit peut-être qu'il ne fallait pas trop prendre au pied de la lettre ce qu'allait prononcer le Bouddha. Celui-ci autorisa Râvana à lui poser des questions. Râvana lui demanda alors quelle est la différence entre réalité et irréalité si tout est fictif. Le bouddha explique alors qu'il y a bien une différence entre la réalité (il suffit d'une graine pour produire une pousse puis tout un monde) et l'irréalité qui fonctionne de la même manière dans l'esprit (l'ignorance jouant le rôle de la graine) mais la différence entre les deux n'en n'est pas moins fictive car les choses et les êtres sont insubstantiels. Autrement dit : que rien n'ait de substance n'empêche pas de faire des différences entre les idées fictives par exemple entre le vase auquel le sot accorde une immense valeur et des cornes de lièvre.

Le deuxième chapitre est un exposé de tous les enseignements du Bouddha et c'est Mahâmati qui pose les questions qui sont fort nombreuses et auxquelles le Bouddha ne répondra pas vraiment à chacune et c'est bien dommage parce qu'il y en a des sympas comme celle-ci:

"Quelles sont les apparences sur lesquelles Bouddhistes et non-bouddhistes ne se contredisent pas?"

Le premier exposé du Bouddha porte sur la conscience ou plutôt les consciences qui naissent durent et cessent continûment et qui fonctionnent selon deux processus : la perception pure (comme un miroir) et la différenciation des objets fictifs (par la force des habitudes). Quand cesse les habitudes liés aux objets fictifs apparait la conscience fondamentale qui, elle, ne cesse pas. Si elle cessait, il faudrait une cause externe comme le pense les non-bouddhistes (et pourquoi pas un dieu pendant qu'on y est!).

    "Lorsqu'on sait que son propre corps et ses possessions, de même que l'espace ainsi occupé, ne sont que le champ d'expérience de la conscience fondamentale, il n'est plus de sujet pour se les approprier, plus aucun objet d'appropriation, et plus rien qui naisse, dure et disparaisse"

 Ensuite il entre un peu dans le détail pour expliquer comment le vent des objets vient soulever les vagues sur  l'océan de la conscience fondamentale. Cette conscience fondamentale n'est autre que la nature de bouddha. Mahâmati pose donc la question qui fâche : si la nature de bouddha ne cesse pas qu'est-ce qui la distingue du "soi" des non bouddhistes? Réponse : La vacuité essentielle qui est sans-naissance, sans caractéristiques, qui n'est autre que le renversement complet des schémas habituels de la conscience. C'est alors qu'inspiré par l'énergie spirituelle du Bouddha :

    "Même les forêts sur les montagnes, même les arbres et les herbes, les villes et les banlieues, et même les palais, pour ne rien dire des instruments de musique, chantent le Dharma dans les lieux fréquentés par les bouddhas du fait même de leurs bénédictions" (...)

 Les êtres inanimés qui chantent le Dharma [Mujô seppô] ne sont donc pas que des choses naturelles comme les herbes ou les cailloux mais également les villes, les palais... De cette idée que les êtres inanimés peuvent exprimer le Dharma on arrive assez rapidement à l'idée que les mots ne sont pas les seuls moyens d'exprimer le Dharma:

    "Mahâmati, dans certaines terres de bouddha, c'est la fixité du regard qui énonce le Dharma (...) ce pourra être un froncement de sourcil, un mouvement des yeux, un sourire, un bâillement, un raclement de gorge, un souvenir ou un mouvement - voilà autant de manières d'exprimer le Dharma (...) Les enseignements, Mahâmati, ne sont donc point transmis avec des mots dans ces mondes où les mouches, les fourmis et les autres insectes vaquent à leurs occupations sans échanges verbaux."

 Sur la page wikipédia consacrée à ce soutra on peut lire "il contient le passage de la fleur dans lequel l’école voit l’origine de son enseignement." Or la traduction que j'ai sous les yeux de ce soutra ne contient pas le passage de la fleur. Seule la citation ci dessus pourrait y faire penser. Le passage de la fleur auquel fait référence Wikiditnimportequoi se trouve cité dans le Shôbögenzo dans le chapitre intitulé "[Udonge] - La fleur d'Udumbara". Citation dont la traductrice, Yoko Orimo dit "c'est une libre citation d'un corpus apocryphe chinois"  le Sûtra de la délibération dialogique du grand roi Brahman avec l’Éveillé, chapitre «La trituration d’une fleur». Par libre citation, il faut bien comprendre que Dogen à modifié le texte original, d'où l’intérêt de regarder les textes d'un peu plus près qu'à hauteur de wikimachin surtout quand on fait encore partie des ignorants.

    "Le Vénéré des mondes reprit alors en vers:

    J'ai deux formes d'enseignements :
    Verbaux et conformes au réel.
    Aux ignorants je m'explique avec des mots;
    Aux  pratiquants je réserve le réel."

 C'est toujours cette tension entre les mots et le réel qui est fascinante. Il y a encore beaucoup de choses dans ce soûtra mais ce n'est mon sujet. Je signale quand même un plaidoyer pour les animaux et donc pour un régime végétarien d'une part parce que chaque être vivant devrait être aimé comme notre enfant unique et d'autre part parce que ceux qui mangent de la viande sentent mauvais. C'est dit.

Upasika Kee Nanayon - Pure et simple

Il s'agit d'un livre étonnant qui compile des enseignements d'une femme bouddhiste thaïlandaise qui s'est retirée du monde avec son oncle et sa tante sur une colline sur laquelle ils ont créé un petit centre de retraite consacré à suivre la voie du Bouddha. Le bruit courut que ses enseignements et sa pratique étaient d'un très haut niveau ce qui attira de plus en plus de monde dans ce petit centre. Ses enseignements furent enregistrés dans les années 1950 puis retranscrits sous forme de livre. La traduction en français date de 2013.

Ce qui surprend c'est d'une part la simplicité lié au fait qu'elle fait moins référence aux textes et à la culture bouddhiste qu'à sa propre expérience de pratiquante, d'autre part, le caractère vivant et vivifiant d'une telle parole. Bien qu'elle se base implicitement sur sa propre expérience, elle ne parle jamais d'elle-même à proprement parlé ce qui donne un sentiment d'universalité à ses propos. Il ne faut pas oublier, en lisant ce livre, que ces enseignements sont intimement liés à la pratique de la méditation. Elle incite à tourner le regard vers l'intérieur pour observer son propre esprit. Ses propres observations sont d'une justesse, d'une richesse de détails et d'une profondeur étonnante. Elle explique comment entrainer son esprit pour obtenir la compréhension qui naît de l'attention et du discernement afin de se libérer de la souffrance et de l'insatisfaction dû aux poisons mentaux que sont l'avidité, la colère et l'ignorance. Elle ne prétend pas pour autant que c'est facile. Il n'y a aucun angélisme dans ses propos. Tout est question d'endurance et de lâcher prise comme dans n'importe quel entrainement. Puis une fois que la pratique de la méditation est devenue une habitude, il s'agit de rendre cette pratique continue et habituelle dans toutes les circonstances de la vie quoi que l'on fasse.
"...être attentif et conscient à chaque inspiration et à chaque expiration, où que vous alliez, quoi que vous fassiez, que vous soyez en bonne santé ou malade et quelle que soient les circonstances intérieures et extérieures. L'esprit doit être dans un état de conscience qui englobe tout. Il doit être conscient de l'apparition et de la disparition des phénomènes mentaux à tout moment, au point d'empêcher la formation de pensées sujettes au désir et aux poisons mentaux, comme vous vous y laissiez entrainer autrefois".
 Ce livre est donc riche d'enseignements, il y a néanmoins deux idées qui m'ont particulièrement interpellées. La première dans la 3éme partie du premier chapitre:
"Les méditants qui considèrent que la non-observation d'un précepte est secondaire et insignifiante gâchent toute leur pratique"
Parfois, on peut être tenté de mesinterpréter certains textes dans la tradition zen soto qui laissent entendre que l'attitude juste nait uniquement de la pratique de la méditation et que cette attitude juste peut laisser une part de liberté dans l'interprétation des préceptes (Les 5 plus importants sont: 1 - ne pas nuire, ne pas tuer, 2 - ne pas voler, 3 - s'abstenir de pratiques sexuelles inconvenantes, 4 - ne pas mentir, médire, parler inutilement, 5 - ne pas consommer d'alcool ou de drogues.) Dans ses enseignements, Kee, explique bien comment les poisons mentaux se renforcent si l'on n'y prête pas attention. On peut donc très bien beaucoup méditer d'un côté et mal se comporter d'autre part mais, de fait, cela gâche tout. Le respect des préceptes est donc tout aussi important que la méditation elle-même. Cela peut paraître une évidence mais dans la vie de tous les jours c'est loin d'en être une.

La deuxième idée répond à une de mes questions sur la méditation, sur le rapport entre pensée et non-pensée:
"Si on travaille trop sur la vision pénétrante, on se perd dans les pensées ; et s'il y a trop de concentration, l'esprit reste immobile et imperturbable, mais sans aboutir à la moindre connaissance."
Toute la difficulté est de maintenir un équilibre entre les deux. Je pensais un peu naïvement qu'il fallait se maintenir dans la non-pensée mais quand j'y arrive j'ai l'impression qu'il ne se passe rien, de ne pas avancer, de perdre mon temps. A l'inverse quand je suis mes pensées, j'ai l'impression de ne pas méditer et donc j'ai également l'impression de perdre mon temps. En fait, il faut s’efforcer d'atteindre un état de calme et de sérénité à partir duquel il faut observer ce qui apparait à la conscience sans juger sans entretenir ni saisir le flux de pensées et sans mettre de mots sur ce flux et ne pas se saisir non plus du vide entre deux flux de pensées. De fait, on oscille d'instant en instant entre conscience de son corps, de sa respiration, de sa posture, de ses pensées, de ce qui se passe à l'intérieur et à l'extérieur sans qu'il y ait de véritable frontière entre l'intérieur et l'extérieur.

"Si vous n'êtes pas conscient de ce qui piège et attache l'esprit, vous resterez ignorant et sot"

Voilà, c'est dit.

Jacques Brosse - Les Maîtres zen

A la lecture du traité de Bodhidharma, il y a trois éléments difficiles à agencer, la méditation, les textes (sutras) et l'enseignement de maître à disciple. On peut difficilement comprendre ce qu'apporte Bodhidharma sans se rapporter à son histoire, aussi légendaire soit-elle. Le bouddhisme était déjà présent en Chine depuis le Ier Siècle de notre ère. Autour du Vème siècle, certaines idées que l'on trouve dans le traité de Bodhidharma étaient déjà présentes, même si à cette époque elles paraissaient encore révolutionnaires.Tous les êtres possèdent la nature de Bouddha mais celle-ci ne peut se révéler que par l'éveil subit. Pour provoquer cet éveil, il faut des maîtres à forte personnalité, c'est probablement ce qu'inaugure Boddhidarma en arrivant en Chine. Il y a de nombreuses anecdotes à propos de Bodhidharma, la plus souvent racontée c'est sa rencontre avec l'empereur Wou des Leang.
" Depuis le début de mon règne, j’ai construit tant de temples, copiés tant de textes sacrés, aidé tant de moines ; selon vous, quel est mon mérite ?
- Aucun mérite !
- Et pourquoi donc ?
- Ce ne sont là que des actions inférieures qui permettront à leur auteur de renaître dans les cieux ou sur cette terre. Elles portent encore la marque du monde et sont comme des ombres qui suivent les objets. Une action vraiment méritoire est remplie de pure sagesse, parfaite et mystérieuse, sa nature réelle est au-delà de la portée de l’intelligence humaine.
- Alors, quel est le premier principe de la Sainte Doctrine ?
- Rien ne peut être qualifié de saint dans le principe qui est par définition vaste et vide.
- Qui donc est celui que j’ai en face de moi ?
- Je l’ignore."
Aux questions de l'empereur on comprend immédiatement tout ce qui sépare un bouddhisme disons de forme plutôt dévotionnelle qui repose sur les textes (la Sainte Doctrine) à un bouddhisme qui repose sur l'éveil spirituel au delà de la raison. Selon la légende, Bodhidharma n'aurait pas eu droit à une reconnaissance immédiate par les Chinois. Il aurait passé neuf années à méditer seul devant un mur avant que des moines viennent à lui pour lui demander son enseignement. Il n'était pas non plus très engageant:
"On ne peut comprendre l'incomparable doctrine qu'après avoir suivi une longue et pénible discipline, endurant ce qu'il est le plus difficile d'endurer, pratiquant ce qu'il est le plus difficile de pratiquer. Les hommes de vertu et de sagesse médiocres ne peuvent y comprendre quoi que ce soit. Leur efforts ne comptent pour rien"
On comprend mieux le rôle que joue la méditation, la pratique de la vertu et de la sagesse, l'enseignement ainsi que l'incomparable doctrine.  Les trois éléments (méditation, texte et enseignement d'un maître) jouent à tour de rôle, sont insuffisants en eux-même mais sont néanmoins incontournables pour pouvoir aller au-delà. C'est cette capacité à aller au delà (du texte et de l'enseignement) que se joue la relation de maître à disciple. Il ne s'agit donc pas d'un exercice de totale soumission tel qu'on l'imagine trop souvent.

Étant donné le titre de ce blog, je m'intéresserais  plus particulièrement à Tong-Chan puisque c'est lui qui pose avec le plus d'acuité la question "Quand les êtres inanimés exposent le Dharma, qui peut les entendre?" Tong-Chan composa les vers suivants:
"Quelle merveille! quelle merveille!
Les inanimés exposent le Dharma
ô, vérité ineffable
Si l'on essaie de saisir avec les oreilles,
On ne comprendra jamais.
En l'entendant par l’œil
On le connaît vraiment."
 C'est ce même Tong-Chan qui répondit à un moine qui lui demandait s'il était d'accord avec l'enseignement de son ancien maître:
"J'en accepte une moitié, l'autre, je la rejette. -pourquoi n'acceptez-vous pas la totalité? - Si je le faisais, je serais indigne de mon maître"
 Jacques Brosse souligne d'ailleurs que c'est à partir de l'enseignement de Tong-Chan que la branche Soto du Zen est née. Les méthodes d'enseignements du Zen Soto initiées par Tong-Chan sont notamment moins brutales que celles de Lin-tsi qui pour sa part est à l'oringine de la branche Rinzai du Zen.

Les maîtres dont parle J. Brosse sont les suivants : Bodhidharma, Houei-ko, Seng-ts'an, Tao-sin, Houei-nêng, Chen-houei, Yong-kia, Che-t'eou, Ma-tsou, Pai-tchang, Houang-po, Lin-tsi, Tong-chan, Hong-tche, Wou-mên puis Myöan Yôsai, Dogen Zenji, Keizan Jôkin, Hakuin Ekaku, Hsu Yun, Kôdô Sawaki, Hakkun Ryôko Yasutani, Shunryû Suzuki et Taisen Deshimaru.

Nombreux sont les maîtres dont parle Jacques Brosse dont j'aimerais étudier les textes d'un peu plus près. Je pense revenir prochainement sur La Passe sans Porte de Wou-mên qui est vraiment passionnant.

Le traité de Bodhidharma

Le traité de Bodhidharma est le plus ancien texte du Chan. Bodhidharma serait le fils d'un roi de l'Inde du sud. Il serait arrivé en Chine vers l'année 527.

Le traité a pour objet les différentes manières d'accéder à la voie.
    "II est de multiples façons d'accéder à la Voie, mais toutes peuvent se ramener à deux types principaux : l'accès par le principe et l'accès par la pratique.

    L'accès par le principe consiste à réaliser le principe essentiel en s'appuyant sur la doctrine; c'est croire profondément en l'immanence, dans tous les êtres, d'une nature unique et véritable, que le voile irréel des souillures ne fait que masquer. Si l'on rejette l'erreur pour faire retour à la vérité, en se concentrant sur la contemplation murale, il n'y a plus de distinction entre soi-même et autrui, le profane et le saint s'avèrent égaux et un. Demeurer ferme et constant, affranchi de l'enseignement discursif, c'est s'accorder mystérieusement avec le vrai principe. Comme il n'y a plus nulle discrimination, tout est tranquille et exempt de noms. Tel est l’ « accès par le principe»."

    L' « accès par la pratique » renvoie aux quatre pratiques qui résument toutes les autres. Quelles sont ces quatre pratiques?
    Ce sont :
    1) savoir répondre à la haine ;
    2) être en accord avec les conditions ;
    3) ne rien tenir pour désirable ;
    4) être en parfaite harmonie avec le Dharma."

Savoir répondre à la haine signifie ne pas s’affliger devant l'adversité en comprenant l'origine karmique de celle-ci, fut-elle lointaine, et faire contre mauvaise fortune bon cœur, d'où une réaction appropriée et juste. Être en accord avec les conditions signifie être équanime, non seulement dans l'adversité mais aussi dans les bons moments. Ne rien tenir pour désirable, consiste à ne rien convoiter et donc à cultiver le "non-agir". Être en parfaite harmonie avec le Dharma signifie comprendre la vacuité de toute chose. Le sage est indépendant et sans attachement, il peut donc aider et guider les êtres.

Le traité rassemble ensuite de nombreux textes dont on n'est pas certain que Bodhidarma en soit l'auteur. Ces différents textes cultivent les paradoxes et sont hostiles à toutes discriminations comme celle entre le bien et le mal, le vrai et le faux et préconisent un accès direct aux choses elle-mêmes.
Dans les notes de Bernard Faure, j'aime beaucoup celle-ci:
"Le paradoxe de la tradition Chan est qu'elle se développa grâce à ceux de ses adeptes qui surent trouver les accents les plus éloquents pour glorifier le silence : les vrais partisans de l'illumination silencieuse... ont toujours eu une fâcheuse tendance à tomber dans l'oubli."
Ce qui surprend  le plus c'est l'hostilité aux textes mêmes :
"Discuter des phénomènes au moyen des sutras et des commentaires, c'est s'éloigner du Dharma. Plutôt que de parler et d'entendre parler des phénomènes, il vaudrait mieux en faire l'expérience en son corps et esprit."
Sans parler de l'hostilité à la méditation elle même dans l'un de ces textes. En fait, il est probable qu'il s'agisse d'une anthologie de textes rédigées par les disciples de Bodhidharma, d'où une certaine hétérogénéité. Ce dont ne parle pas ces textes et qui pourtant me semble important concerne la personnalité même de Bodhidharma ou du moins la légende autour de sa personne. Comme ce livre n'en parle pas ou fait comme si tout le monde en connaissait l'histoire, nous nous reporterons au livre de Jacques Brosse : Les Maîtres zen

Christian Gaudin - Vrai Zen pour chats

Avant de se pencher sur le Shobogenzo in extenso, il ne serait pas inutile de jeter un œil à celui-ci qui fait directement allusion au Vrai Zen de Deshimaru. Incontournable quand on a de jeunes enfants et que l'on s'intéresse au zen car il synthétise, non sans humour, les principaux thèmes du bouddhisme de Chakya-minou à Deshi-miaou. Le plus étonnant c'est de reconnaitre dans les décors certains endroits qui se trouvent réellement dans le temple zen de la Gendronnière à Valaire à côté de Blois fondé en 1980 par Deshimaru. A l'intérieur on trouve quelques citations illustrées dont celle de Bodhidharma :
"Le zen est une transmission spéciale en dehors des textes indépendante du mot et de la lettre, montrant directement le cœur de l’Être : saisir sa propre nature et devenir Bouddha"
Voilà qui donne envie d'en savoir plus sur  Bodhidharma, notamment sur la question du rapport entre l'esprit du zen et les textes. (c'est la problématique de ce petit blog)

Ce livre date de 2012 aux Éditions du Relié.

Taisen Deshimaru - Vrai Zen

Ce livre réunit les premiers textes de Deshimaru, Vrai Zen paru en 1969 et une introduction au Shobogenzo de Maître Dogen en 1970.

L'idée centrale de ces différents textes c'est de montrer l'importance fondamentale de zazen. Les textes sont courts et agréables à lire. Ils tentent de répondre aux différentes questions habituellement posées par les occidentaux sur le zen. Quel est son parcours? Quel est son projet et que peut-il apporter aux occidentaux? En quoi consiste le pratique de zazen et qu'apporte-t-elle? Comment se positionne le zen par rapport à la philosophie occidentale? Par rapport à la science? Par rapport à la médecine et à la psychologie? Quelle est la particularité de l'école Zen Soto dont il est issu par rapport aux autres écoles Zen?

Le Shobogenzo est, pour Deshimaru, l'un des textes les plus important, rédigé entre 1231 et 1253 par Maître Dogen, le fondateur du Zen Soto Japonais. Shobogenzo signifie le trésor de l'esprit du Dharma.
"Le shobogenzo de Maître Dogen a été écrit comme une cristallisation de son expérience religieuse. Pour le comprendre, nous devons l’expérimenter. Son expérimentation veut dire : pratique de zazen."
Comme le texte n'avait jamais été traduit, il propose une traduction de deux chapitres importants. Le Bendowa, le premier chapitre, est "un exposé sur l'importance de zazen" suivi d'un dialogue entre Maïtre Dogen et ses disciples. Puis, il résume les 95 chapitres du shobogenzo et se termine par la traduction du dernier chapitre qui porte sur les huit directives pour obtenir l'éveil que Dogen a dicté à son disciple sur son lit de mort.
1- Avoir peu de désirs
2- Se satisfaire de ce que l'on a
3- Vivre seul dans un endroit calme
4- Se concentrer avec une attention soutenue et aiguisée sur une seule chose à la fois.
5- Avoir en permanence une volonté forte, droite et sans illusion
6- Conserver l'esprit simple, calme et apaisé par la pratique de zazen
7- Pratiquer et obtenir la sagesse (voir par son intuition et avec les yeux de son esprit)
8- Ne pas trop bavarder, discuter, raisonner ou penser selon le sens commun.


Deshimaru résume le chapitre 53 intitulé Mujo Seppo comme suit :

"La parole des grands maîtres pour transmettre leur enseignement doit être libre comme le vol des oiseaux dans le ciel. Le Bouddha Shakyamuni a dit que l'enseignement de tous les bouddhas doit être empreint de liberté."
Ce qui semble être, ici-même, un résumé assez libre du chapitre 53.  Les résumés donnent, évidemment envie d'y regarder d'un peu plus près, d'autant plus que le Shobogenzo a été traduit depuis en sept volumes. L'idée de ce blog est précisément de croiser les textes, en y regardant d'un peu plus près, en s'attachant autant que possible à l'esprit plutôt qu'à la lettre conjointement à une pratique de zazen (sous la direction d'un maître, ayant été lui même disciple de Deshimaru).