Gérard Pilet - Actualiser la Voie - Commentaires du Genjo Koan de Maître Dogen

La première édition date de 2007. Non seulement c'est un commentaire remarquable du Genjo Koan mais il y a aussi de nombreux mondo (question réponse) qui sont très intéressants.

Le premier point c'est que le commentaire de Gérard Pilet se base sur la traduction de Maître Taisen Deshimaru (Volume 2 de l'intégrale, édition AZI 1996)

J'ai lu quelque part que quelqu'un estimait la traduction de Deshimaru approximative mais d'une grande justesse. 

On peut avoir l'impression parfois qu'il ne s'agit pas du même texte par exemple:

Dans la traduction de T. Deshimaru :

"Lorsque les gens commencent à rechercher la Voie, celle-ci demeure encore très lointaine. Mais après avoir reçu la transmission authentique, vous pouvez devenir immédiatement un vrai moine."

Dans la traduction de Y. Orimo :

"Lorsque l’homme recherche la Loi pour la première fois, il s’en trouve éloigné de mille lieues. Lorsque la Loi est déjà transmise en lui avec justesse, aussitôt se trouve-t-il à son état originel sans souillure"

Les deux traductions ne s'opposent pas mais celle de Deshimaru restreint considérablement le sens. 

Autre exemple, ce qui donnait dans la traduction de S. Okumura
"Ainsi, s'il existait des poissons qui nagent ou des oiseaux qui volent seulement après avoir étudié toute l'eau ou tout le ciel, ils ne trouveraient ni chemin ni place. Lorsque nous faisons nôtre ce lieu même, notre pratique devient l'actualisation de la réalité." Dogen

Dans la traduction de T. Deshimaru : 

"Cependant, si le poisson ou l'oiseau voulaient aller dans l'eau ou le ciel après avoir étudié le ciel et l'eau, ils ne pourraient y trouver ni saisir un chemin. Si nous pouvons atteindre ce lieu, cet espace qui ne peut s'exprimer par le langage, toute nos actions deviennent satori, toutes nos actions deviennent genjo koan." Dogen

Dans le texte d'Okumura j'entends la même chose que dans un texte de Descartes qui dit que perdu dans une forêt la meilleure chose à faire c'est de prendre une direction et de s'y tenir jusqu'à sortir de la forêt plutôt que de tergiverser. Dans la traduction de Deshimaru j'entends plutôt une diatribe contre l'intellect. 

Dans la traduction de Y. Orimo la suite du texte semble donner raison à Deshimaru :
"les limites de nos connaissances restent inconnaissables du fait même que nos connaissances naissent ensemble et vont ensemble avec la Voie de l’Éveillé qui pénètre aux  tréfonds de nous-mêmes. Ne  considérez  pas  que  ce  que  vous avez obtenu devienne toujours le savoir et la vision qui vous appartiennent et que ce soit connu par la pensée et l’entendement. Quoique l’Éveil attesté se réalise immédiatement comme  présence,  ce  qui  demeure en  secret ne  se  réalise  pas  toujours  comme vision." Dogen
Du fait que nous cheminons avec le bouddhisme et que nous ne pouvons pas en avoir une vision exhaustive on pourrait être tenté de se l'approprier pas à pas au point de la considérer comme notre propre vision du bouddhisme mais Dogen nous met en garde : Ce que nous appréhendons par la pratique n'est pas de l'ordre de l'intellect, ce n'est donc pas un point de vue. Gérard Pilet dira le Dharma n'est pas une philosophie. Il s'agit de voir le réel tel qu'il est. Il ne s'agit pas d’échafauder une théorie sur celui-ci.

Passons au commentaire de Gerard Pilet qui évoque Mujo seppo
"Genjo Koan, c'est aussi se laisser enseigner par les phénomènes de notre vie : chacun d'eux contient pour nous un enseignement mais bien souvent on ne l'entend pas. Pourquoi? Parce que face aux phénomènes, on est dans une attitude de saisie ou de rejet. (...) Ce n'est pas le Bouddha qui a créé le Dharma. Le Dharma est inhérent à l'ordre cosmique mais le Bouddha a su l'entendre parce qu'il s'est laissé enseigner par les phénomènes."
 C'est la raison pour laquelle si le zazen dure relativement longtemps, plusieurs fois par jour, pendant plusieurs jours, nous sommes susceptible de lâcher prise sur la saisie et le rejet car au bout d'une période de temps relativement longue il n'y a plus rien à saisir. Ce qui se passe autour de nous peut alors se faire entendre. Moins il se passe de chose autour de nous et plus l'écoute se fait attentive. Plus nous prenons l'habitude d'être attentif en zazen plus cette attention se poursuit en dehors de zazen. C'est aussi un éveil des sens. La gen maï qui n'est pourtant qu'une soupe de riz avec des légumes, le matin après zazen parait parfois incroyablement délicieuse alors que c'est tous les matins la même gen maï.

"S'étudier soi-même de pratique à partir de l'immobilité de la posture et du non-agir : on ne fait même pas zazen, on laisse faire zazen. C'est ce non-agir qui ouvre à l'autre dimension de la vie."
mais en même temps

Dans le Eihei Koroku, Maître Dogen dit : " Vous êtes déjà cela, mais avez-vous mis cela à exécution" (...) "Si notre esprit change, les phénomènes de notre vie changent et l'attitude des existences qui nous entourent change également." (...) " Si on s'y engage d'un seul corps et d'un seul esprit en s'oubliant soi-même,on réalise l'exacte concentration."(...) une réponse totale aux situations qui se présentent..."
 Cela concerne les situations mais aussi évidement notre rapport aux autres:
"Il n'existe pas d'éveil individuel séparé de l'éveil de toutes les existences."(...) c'est l'illusion du moi et du mien qui empêche la mise en résonance avec cet éveil universel"(...)"Il n'y a pas de retour possessif sur l'éveil pour celui qui a réalisé l'éveil. L'éveil a été actualisé, c'est tout. Et s'il a été actualisé, c'est parce que l'illusion du moi s'est évanouie."
Il devient alors possible d'entendre Mujo Seppo

"La nature chante le Dharma mais quel esprit peut l'entendre? Assurément pas l'esprit saturé de pensées, attaché au moi et au mien. Les expérience d'éveil de Maître Reiun et Maître Kyogen n'ont rien de magique mais c'est tout simplement que l'homme ordinaire dominé par son mental est sourd et aveugle à ce sermon sans parole. Lorsque l'esprit ordinaire est abandonné, on dévient sensible au sermon sans parole de l'univers qui ne cesse de proclamer le Dharma. Pour y être sensible, l'esprit ordinaire doit devenir paisible et silencieux et laisser place à l'esprit de Bouddha."

Maître Dôgen - Profonde foi en la loi de causalité [Jinshin-inga] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil - Tome 8

"Quel est le point de vue zen soto sur la renaissance? C'est une question difficile parce que je pense que Dogen Zenji prône "ne pas savoir" à ce propos" écrit Shohaku Okumura dans Réaliser Genjôkôan

Dogen ne prône pas "ne pas savoir" mais "clarifier la loi de causalité". Dans ce texte Dogen reprend un kôan dont il a déjà parlé dans La grande pratique [Daishugyô] (Tome 5), l'histoire d'un moine qui ayant mal répondu à une question fut condamné à renaitre cinq cent fois sous la forme d'un renard sauvage. 

La question était "Une personne de la grande pratique tombe-t-elle ou non dans la loi de causalité?" Il a répondu négativement alors qu'il aurait du répondre "Elle clarifie la loi de causalité"

"Clarifier la loi de causalité n'est autre que croire profondément à celle-ci. C'est grâce à cette foi que celui qui l'entend se libère des mauvaises voies"(...)"Le dix-neuvième patriarche (indien), le vénérable Kumâralâta dit: (...) En voyant le bon mourir jeune et le méchant vivre longtemps, ou bien en voyant le brigand connaître la fortune et le juste connaître l'infortune, les gens renient tout de suite la loi de causalité et disent qu'il n'y a pas de récompense ni de châtiment. Ils ne savent pas que les rétributions des actes interfèrent les unes avec les autres sans la moindre erreur tout comme l'ombre qui suit la forme et la résonance qui suit le son."
Dogen conclut en disant "Nous le savons, le haut patriarche n'a jamais nié la loi de causalité".On comprend aussi que si les rétributions des actes interfèrent les unes avec les autres, elles sont difficilement prévisibles si nous ne sommes pas un bouddha. C'est ici qu'il faut loger le "ne pas savoir", non pas au niveau du principe des renaissances et de rétribution des actes mais au niveau de la manière exacte dont ça fonctionne dans les faits. Au niveau du principe c'est assez simple :

"En un mot le principe de la Voie sur lequel est fondée la loi de causalité est net et intègre ; on n'y trouve pas la moindre partialité. Ceux qui font le mal tombent bas, et ceux qui pratiquent le bien montent"
De plus, si Dogen parle parfois de "l'océan de la boudhéité" il ne faut pas confondre celui-ci avec le Soi ou la conscience universelle. Dogen est très clair sur ce point :
"Dire qu'après la mort, les êtres retournent à l'océan de la nature, au grand Moi" est également la vue des personnes hors de la Voie"
Un dernier point, pour Dogen, le fait de connaitre ses vies antérieures n'est nullement le signe de l'éveil. En effet, le fait que le moine sache que cela fait cinq cent vies qu'il renait sous la forme d'un renard sauvage ne suffit pas à le tirer d'affaire, même si c'est bien cela qui le pousse à rencontrer un maître.
"Il y en a qui ont obtenu, de façon innée, le pouvoir surnaturel de connaître leurs vies antérieures. Et pourtant, ils n'ont pas pour autant obtenu la graine de l'éveil parfait ; ils auraient plutôt éprouvé l'effet de leurs mauvais actes. Le Vénéré du monde expose largement ce principe de la Voie au profit des humains et des divinités. S'il y en a qui l'ignorent, c'est parce qu'ils ont négligé les études"
D'où l'intérêt d'étudier les textes.

Shohaku Okumura - Réaliser Genjôkôan - La clé du Shôbôgenzô de Dôgen

Shohaku Okumura est un maître japonais, disciple d'Uchiyama Rôshi. Dans ce commentaire du Genjokôan de Dogen, il y a à prendre et à laisser dans ce texte qui date de 2010 et publié en français en 2016.

A prendre, on trouve bien sûr au début une traduction du texte réalisée par Shohaku Okumura (différente de celle de Y. Orimo consultable ici) dont j’extraie le passage suivant:

"Se porter vers toutes choses pour manifester la pratique-éveil est illusion. Toutes choses venant et manifestant la pratique-éveil à travers le soi est réalisation." Dogen

 On peut voir dans ce retournement de la perspective une expression de Mujo seppo.


p66 Shohaku Okumura écrit:

"... Du point de vue de prajna, si nous pensons qu'il existe des lieux ou des conditions fixes qui s'appellent "samsara", "nirvana","illusion" et "éveil" notre pratique ne devient alors qu'une simple tentative d'évasion de ce que nous considérons indésirable. Dans ce cas essayant de nous en évader, en réalité nous les créons"(...)"Dogen inverse ce que nous apprend le Soutra du Cœur et revient à des expressions positives de la réalité. Il dit que les cinq agrégats ne sont pas des obstacles à l'éveil parce qu'ils sont eux-mêmes des manifestations de l'impermanence et de l'absence d'existence indépendante; ils expriment la réalité de tous les êtres et sont donc prajna. Il faut accepter le corps et esprit en tant qu'un ensemble des cinq agrégats qui sont prajna, d'après Dogen, et s'en servir pour pratiquer ; il n'est pas possible de fuir ni le corps, ni l'esprit ni les cinq agrégats."
 On comprend alors mieux pourquoi le corps est si important chez Dogen car c'est seulement grâce au corps que nous expérimentons l'impermanence et l'absence d'existence indépendante aussi bien de nous-même que des choses qui nous environnent. C'est pourquoi les choses elles-mêmes sont un source d'enseignement.

"Il n'est pas possible de contrôler les myriades de dharmas, les saisir ou nous y attacher; il faut simplement ouvrir la main de la pensée"
Ouvrir la main de la pensée est une belle expression que Shohaku Okumura reprend de d'Uchiyama Rôshi car elle montre bien la dimension corporelle de l'esprit.

p83 Shohaku Okumura écrit:
"En abandonnant les pensées, en lâchant la conscience, nous actualisons le soi qui est relié à tous les dharmas. Ce n'est pas le soi qui s’éveille à la réalité, mais zazen qui s'éveille à zazen, le Dharma qui s'éveille au Dharma et Bouddha qui s'éveille à Bouddha."
 La clé est là mais comment faire pour l'utiliser?

  "Ceux qui réalisent profondément l'illusion sont des bouddhas. Ceux qui sont profondément illusionnés dans la réalisation sont des êtres vivants. De plus, il y a ceux qui parviennent à la réalisation au-delà de la réalisation, et ceux qui sont illusionnés au sein de l'illusion." Dogen

 p85 Shohaku Okumura écrit:

"... Quoique soit l'intensité de notre pratique, notre motivation est tout de même fondée en partie sur l’égoïsme. Dogen affirme que ceux qui admettent le fondement égoïste de leur pratique sont des bouddhas. Ce qui veut dire que l'action de vraiment discerner cet égocentrisme est en elle-même Bouddha."
Ceux qui pratiquent de manière authentique sont des bouddhas en train de devenir des bouddhas comme le forgeron devient forgeron en forgeant. Ceux qui pratiquent sans le savoir ce sont les êtres vivants. Ceux qui parviennent à la réalisation au delà de la réalisation, ce sont les bouddhas qui sont nés avec un savoir innée (réalisation innée, pratique innée). Et enfin ceux qui sont illusionnés au sein de l'illusion sont ceux qui recherchent l'éloge d'autrui en montrant que leur pratique et leur savoir du Dharma sont en accord mais du coup leur pratique n'est pas authentique. Elle n'est pas authentique parce qu'elle superpose à la réalité une image de la réalité.
P93 Shohaku Okumura écrit:

"Notre zazen n'est pas une méthode pour corriger la déformation de nos cartes conceptuelles."

Nous nous asseyons sur nos cartes conceptuelles et on laisse passer.

"Nous laissons simplement les pensées monter et nous les laissons simplement disparaître. Nous ne nions ni n'affirmons rien pendant zazen. Il est possible de le faire parce que nous sommes simplement assis en face d'un mur sans aucune des interactions directes que nous avons l'habitude avec les autres personnes, les êtres et les objets"(...)"C'est abandonner corps et esprit. Toutefois, les pensées reviennent immédiatement pendant notre assise, notre pratique est donc de simplement continuer à lâcher tout ce qui nous vient à l'esprit."
Ce qui est incroyable c'est qu'une pratique qui n'a vraiment rien de magique (puisqu'il suffit de s'assoir et de laisser passer ses pensées) puisse nous transformer en bouddha vivant.

On notera que la traduction de certains passages le sens du texte s'éclaire et j'avoue que je n'avais pas bien compris ce que Dogen voulait dire quand il dit dans la traduction de Y. Orimo:

"Cependant, s’il y avait des poissons ou des oiseaux qui tentent d’aller dans l’eau et dans le ciel après en avoir parcouru toute l’étendue, ceux-ci  ne  devraient  obtenir  ni chemin ni lieu dans l’eau et le ciel. S’ils obtiennent ce lieu, cette pratique quotidienne va de  pair  avec eux,  et voilà  que le kôan se  réalise  comme  présence !" 
Dans la traduction de S. Okumura
"Ainsi, s'il existait des poissons qui nagent ou des oiseaux qui volent seulement après avoir étudié toute l'eau ou tout le ciel, ils ne trouveraient ni chemin ni place. Lorsque nous faisons nôtre ce lieu même, notre pratique devient l'actualisation de la réalité."
Je suppose que la traduction de Y. Orimo est plus littérale mais celle de S. Okumura est plus claire. Il n'est pas possible de connaitre la totalité du réel (le Dharma) avant de commencer à pratiquer mais c'est en pratiquant qu'on découvre la voie qui mène à la totalité du réel (au Dharma).

De même, il y a une autre image que je n'avais pas compris dans la traduction de Y. Orimo:

"Tant que la Loi n’atteint pas encore sa plénitude dans le corps et le cœur, on la trouve déjà suffisante. Si la Loi imprègne le corps et le cœur, on trouve là quelque manque.  Par  exemple,  lorsque,  monté  dans  un  bateau,  on  prend  le  large  sur  une mer sans montagnes autour et regarde les quatre orients, la mer paraît seulement ronde, et d’autres aspects n’apparaissent point. Cependant, cette vaste mer n’est ni ronde ni carrée,  et  on  ne  saurait  jamais  épuiser  ses  vertus retenues.  Elle  paraît  comme  un palais, comme un joyau. C’est seulement là où parvient mon œil qu’elle paraît ronde pour l’instant.

Il  en  va  de  même  pour  les  dix  mille  existants.  Bien  que  ce  monde  de  poussière ainsi  que les  domaines  qui  dépassent  les normes de  ce monde soient  revêtus  de nombreux aspects, on ne perçoit et n’appréhende que dans la mesure où parvient la puissance de l’œil avec nos études. Pour entendre le vent de la maison qui souffle depuis les dix  mille  existants,  sachez-le,  outre  les   aspects  rond  ou  carré,  il  reste  encore d’inépuisables vertus à  la mer  et à  la montagne,  et  il  existe  des  mondes  aux  quatre orients. Sachez-le, il en va de même non seulement pour ce qui nous entoure, mais aussi pour ce qui se trouve sous nos pieds et pour une goutte d’eau." Dogen
Que peut bien signifier le fait que la mer paraisse ronde?

Dans la traduction de S. Okumura:

Lorsque le Dharma n'a pas encore entièrement pénétré corps et esprit, nous pensons en être déjà remplis. Lorsque le Dharma remplit corps et esprit, nous pensons qu'il nous manque [encore] quelque chose. Par exemple lorsque nous voyageons en bateau en plein océan sans terre en vue, et que nos yeux scrutent [l'horizon dans] les dix directions, l'océan ressemble simplement à un cercle. Aucune autre forme n'apparaît. Cependant ce grand océan n'est ni rond ni carré. Il a des caractéristiques inexhaustibles. (...) Nous ne pouvons ni voir ni saisir plus loin que la puissance de notre œil d'étude et de pratique puisse voir. Lorsque nous écoutons la réalité des myriades de choses, il nous faut savoir qu'il y a des caractéristiques inépuisables dans l'océan et dans les montagnes et qu'il existe de nombreux autres mondes dans les quatre directions." Dogen
Pour S. Okumura la mer ronde est une métaphore de la perception de l'unité et la plénitude du réel.

"C'est une expérience surprenante, mais est-ce l'éveil? Est-ce le but de la pratique? Dogen répond d'un non retentissant."(...) La vraie réalisation, écrit Dogen va au-delà de la perception de l'unité des choses. Discerner que nous sommes illusionnés est la sagesse de voir la vraie réalité de notre vie."(...)" Lorsque nous constatons que notre monde se modifie en raison de l'évolution intérieure et extérieure, il nous est plus facile d'apprécier notre lien à toutes les choses, et d'abandonner notre approche égocentrique de la vie."
C'est aussi la raison pour laquelle les gens qui glosent à n'en plus finir sur leur éveil me font parfois doucement rire comme si en découvrant leur soi profond il découvrait que la terre est ronde. Ok la terre est ronde mais ne peut-on aller plus loin? Et cela va bien plus loin que le fait de ne pas savoir. (petite pensée affectueuse à Mooji :"Ne cherche aucune expérience spéciale, aucun bénéfice. Ne sois pas non plus dans l’attente, ni dans l’anticipation. Reconnais ce sentiment unique d’être, tout naturellement. Aucune autre pratique n'est nécessaire si tu poursuis la recherche avec détermination, confiance et dévotion." http://eveilphilosophie.canalblog.com/archives/2017/01/10/34789446.html). Aussi surprenant que cela puisse paraitre, pour Dogen, un sentiment de plénitude n'est pas nécessairement un signe d'éveil.

J'ai écris qu'il y avait à prendre et à laisser. Dans la rubrique, à laisser, il y a deux choses. La première c'est:

 la polémique sur le kensho de Dogen.


p118

"D'après la tradition Dogen zenji eut une expérience d'éveil lorsque Rujing qui réprimandait un moine assis à côté de Dogen s'exclama: "zazen est abandonner corps-et-esprit. Pourquoi dormez-vous?" Cette histoire est citée dans la biographie de Dogen du Denkoroku (Transmission de la lampe) de Keisan Jokin Zenji"
Des universitaires Japonais pensent que ce récit est une fiction et Shohaku Okumura pense de même sous prétexte que Dogen ne l'évoque jamais dans ses écrits.

Or dans l'introduction du texte intitulé Actes généalogiques [Shisho] Y. Orimo écrit :

Finalement Dogen ne fait aucune mention ni de la cérémonie de son propre shiho ni de son shisho conféré par Nyojo, le maître de sa vie. Cette pudeur provient sans doute de l'instruction que le disciple avait reçue de ce dernier: "Mon ancien maître, l'abbé du mont Tendô, se rappelle-t-il, nous défendait fermement de prétendre à la légère avoir obtenu la succession de la loi"
Que Dogen n'évoque jamais son propre kensho ne s'explique nullement par le fait qu'il ne l'aurait pas vécu mais par le fait que dans la tradition Soto ce n'est pas quelque chose dont on peut parler à la première personne comme du fait d'avoir obtenu la succession de la loi.

Shohaku Okumura va même plus loin puisqu'il affirme p148: "Kensho est un terme souvent utilisé dans la tradition zen rinzaï (...) Dogen n'aimait pas ce mot" il cite alors un passage du moine ayant atteint le quatrième stade de méditation [Shizen-biku]:

"Lessence du Bouddhadharma est de ne jamais voir la nature (kensho) Lesquels des vingt-huit ancêtres d'Inde et des sept bouddhas [du passé] a dit que le Bouddhadharma est simplement de voir la nature?"

dans la traduction de Y. Orimo:

"La loi de l'Eveillé n'a jamais eu pour essentiel la vision de la nature (de l'Eveillé). Où pourrait-on entendre dire les vingt-huit patriarches sous le ciel de l'ouest ainsi que les sept éveillés du passé que la loi de l'Eveillé se résume seulement à la vision de la nature (de l'Eveillé)"

Ce que conteste Dogen ce n'est pas la réalité du kensho mais le fait de réduire la Voie au Kensho ce qui est très différent.

Dans Entretien sur la pratique de la Voie [Bendowa] à la question "... nombreux sont ceux qui clarifièrent la terre du coeur grâce à une parole ou à une parcelle de verset. Tous ces gens-là n'auraient-ils pas été forcément des pratiquants de la méditation assise? La réponse de Dogen est la suivante:

"Sachez-le, hier et aujourd'hui, parmi ceux qui ont clarifié le cœur en regardant les formes-couleurs ou ceux qui se sont éveillés à la Voie en entendant la voix, nul n'a été dubitatif ni incrédule en matière de pratique de la Voie"
Autrement dit ceux qui ont eu le kensho n'ont jamais douté qu'il fallait faire zazen. Pourquoi ceux qui font zazen devraient-ils douter du kensho de ceux qui l'ont vécu?

La deuxième chose à laisser ce sont :

 Les propos de Shohaku Okumura sur les renaissances.

"Comme nous pouvons le constater, l'enseignement de Dogen sur le non soi et sa perspective sur la renaissance semblent se contredire. S'il n'y a pas de soi, ou atman, permanent et que notre corps-esprit est transitoire, quelle est l'entité qui peut chanter "je prends refuge en le Bouddha" après la mort?"(...)"Quel est le point de vue zen soto sur la renaissance? C'est une question difficile parce que je pense que Dogen Zenji prône "ne pas savoir" à ce propos"
Non! puisque c'est ce qu'il reproche à Confucius et Lao-tseu:

"...Confucius et Laozi ignorent les vies antérieures devenant la cause ; ils n'enseignent pas non plus que la vie présente portera des fruits dans les vies futures.(...) Ils n'ont jamais exposé la doctrine portant sur les vies futures. Déjà, ils doivent être une espèce niant la doctrine de la renaissance" in  Le moine ayant atteint le quatrième stade de méditation [Shizen-biku]

Du coup quand Shohaku Okumura dit qu'il ne croit "pas en la renaissance au sens littéral, mais pourtant" il ne nie "pas non plus son existence"(...)"si la renaissance existe, très bien (...)S'il n'y a pas de renaissance, je n'aurai rien à faire après ma mort..." C'est à se demander s'il est bouddhiste. On me répondra certainement qu'il a passé plus de temps que moi sur le zafu... et que blablabla je suis bien arrogant.

Si la vie présente porte des fruits dans la vie future, on comprend immédiatement que je suis le fruit de mes vies passées mais que je ne suis pas le même fruit que le fruit passé.

Quand Dogen dit "
"Vous ne savez pas, tout en possédant cette Sagesse, à travers combien de naissances et de morts vous vous êtes laissé absorber par les choses du monde qui vous fatiguaient en vain" in Le tel quel [Immo]
Il insiste sur le continuité entre deux existences et quand il dit:
"Comme la bûche ne redevient jamais bûche après avoir été réduite en cendre, il n'y a pas de retour à la vie après qu'une personne soit morte." in  [Genjôkôan]

Il insiste sur la discontinuité entre deux existences. Quand une graine est un graine elle n'est pas un arbre, l'arbre transformé en buche n'est plus un arbre et la buche devenue cendre n'est plus la buche. Il y a bien discontinuité. Seulement les cendres vont se mêler à l'humus puis à la graine qui deviendra un arbre puis à nouveau des buches. Peut-être qu'il restera quelque chose des cendres de la précédente buche dans la nouvelle buche comme un vague souvenir de vie antérieure. On ne peut pas dire pour autant que c'est la même buche.

Il faut donc éviter un double écueil:

Celui de croire qu'une infinité de vies nous attend et que nous pouvons toujours remettre la pratique à demain, en espérant que demain nous soyons encore là. Dans la mesure où nous sommes susceptible de régresser à des niveaux inférieurs nous ignorons si nous pourrons pratiquer dans la vie suivante. De plus nous pouvons sortir du cycle des renaissances dès cette vie avant même de mourir. Le nirvana n'est pas situé dans un arrière monde ou un futur inatteignable. Remettre la pratique à plus tard n'est donc pas une bonne idée.

Celui de croire que comme nous ne sommes pas la personne qui renaitra, après nous le déluge. On peut considérer que nos enfants sont aussi nos fruits, qu'une part de nous-même passe en eux. C'est d'ailleurs parfois terrifiant de voir à quel point nos enfants nous ressemblent pour le meilleur comme pour le pire. De même que nous avons tout intérêt à leur transmettre le meilleur de nous-même nous avons également intérêt à transmettre le meilleur de nous même à nos futures renaissances. Il faut bien que les talents innés aient été acquis quelque part.


Et pour finir il y a un dernier point que j'aimerais retenir.  Dans l'appendice 3, il y a une excellente biographie de Dogen qui est extraite de Dogen Kigen Mystical Realist de Hee-jin Kim. Ce point traite de:

La relation de maître à disciple chez Dogen.

 "Ju-ching (Nyojo) admirait également son disciple japonais et lui demanda une fois de devenir son assistant.(...) Cependant Dogen déclina l'offre catégoriquement. Maître et disciple étudièrent et pratiquèrent comme tels pendant deux ans (1225-1227) dans une relation quasiment idéale. Mais ceci ne doit pas suggérer qu'il n'y eut aucun conflit entre eux. Dogen reconnut plus tard que les conflits entre maître et élève sont des conditions nécessaires pour la vraie transmission du Dharma. Il écrivit: "Les efforts communs du maître et du disciple dans la pratique et la compréhension constituent les lianes entrelacées des Bouddhas et des ancêtres (busso no katto) (...)" Les "lianes entrelacées", dans le vocabulaire zen traditionnel, fait référence aux aberrations doctrinaires, les enchevêtrements intellectuels et les conflits. Dogen reconnut, contrairement à la tradition zen, les valeurs positives de tels conflits dans la rencontre entre maître et élève."
 A un interlocuteur qui soutenait que la relation maître à disciple impliquait une totale soumission du disciple à son maître, je répondais que je ne voyais absolument pas les choses ainsi. Il m'objecta alors que c'était dû à une conception purement occidentale et qu'aucun lama (le contexte était tibétain) n'accepterait de me prendre comme disciple si je refusais de me soumettre à son autorité. On voit ici que le refus de la soumission de Dogen à son maître n'est pas dû à une conception occidentale de cette relation  mais à la valeur positive que l'on peut accorder au débat et au conflit dans ce type de relation.

Maître Dôgen - Le moine ayant atteint le quatrième stade de méditation [Shizen-biku] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil - Tome 8

Comme pour le tome 7 je pensais que celui-ci serait encore moins intéressant puisqu'il s'agit des textes inachevés de Dogen. Or même ces textes sont passionnants puisqu'ils compilent des textes qui devaient sembler importants aux yeux de Dogen à la fin de sa vie notamment celui-ci. 

Il commence ainsi :

"Le quatorzième patriarche Nâgârjuna dit: " Parmi les disciples de l’Éveillé, il y avait un moine qui, ayant atteint le quatrième stade de méditation, était gonflé d'orgueil et croyait avoir obtenu les quatre fruits" (...) Étant fier et plein d'autosatisfaction, il ne cherchait plus à progresser davantage. Quand sa vie allait toucher à sa fin, il vit apparaître l'existence intermédiaire avec l'aspect du quatrième stade de méditation. Il produisit alors une vue tordue, s'imaginant que le Nirvana n'existait pas et que l’Éveillé l'avait trahi. Dû à cette mauvaise vue tordue, il perdit le quatrième stade de méditation dans son existence intermédiaire et vit apparaître l'aspect de l'enfer des souffrances sans intermittence. Quand sa vie prit fin, il naquit aussitôt dans cet enfer." 

Les moines à qui le Bouddha racontait cette histoire l'interrogent et il finit par expliquer:

"Ni l'écoute assidue, ni l'observance des préceptes, ni la méditation ne sauraient supprimer toutes les passions. S'il existe la vertu acquise, la difficulté est de croire en celle-ci"

Dogen commente en disant qu'il n'aurait pas du quitter son maître pour demeurer seul dans une forêt. Il insiste ensuite sur la force de l'apprentissage (au sens pratique) et l'étude (au sens théorique).
"Même s'ils commettent une erreur de vue innée, ceux qui ont appris et étudié la Loi de l’Éveillé, si peu que ce soit, ne seront ni dupes d'eux-mêmes, ni dupes des autres."
Où l'on voit que l'apprentissage et l'étude sont pour Dogen d'une grande importance pour ne pas se duper et duper les autres. C'est un peu le problème des nouveaux convertis, quelque soit la religion, ils sont souvent d'une naïveté confondante. Aller regarder les textes de près permet d'éviter de se laisser raconter n'importe quoi par celui dont l'habit fait le moine. Je ne dis pas qu'il ne faut pas accorder sa confiance à la parole vivante du maître mais raison garder. La cohérence est un critère de la vérité fut-elle non-duelle.

Dogen profite de ce texte pour lancer une nouvelle charge non pas tant contre le confucianisme et le taoïsme mais contre "les gens lourds et stupide, ayant peu entendus l'enseignement de l'Eveillé" qui considèrent que "la Loi de l’Éveillé et l'enseignement  de Laozi et de Confucius reviennent au même", et pour qui "il n'y a pas de différences entre les chemins". Pour Dogen leur erreur est encore plus grande que celle du moine qui ayant atteint le quatrième stade de méditation, tombe en enfer. Le principal argument de Dogen (qu'il reprend de Tannen -mort en 782-) est de dire que Confucius et Laozi (Lao Tseu) ignorent ce que le petit et le grand vehicule "tantôt affirme et tantôt nie" notamment les renaissances

"Ils prennent pour essentiel la science de servir le Seigneur avec loyauté et de gouverner la famille durant à peine une vie."

Dans sa charge Dogen englobe ceux qui réduisent la Loi de l’Éveillé à la vision de la nature de Bouddha.

"Dans le Sûtra de l'estrade du sixième patriarche figure le mot la "vision de la nature" Celui-ci est une fausse écriture; il n'est pas une écriture du Canon de la Loi transmis ; il ne rapporte pas les mots de Sôkei (le sixième patriarche) ; c'est une écriture sur laquelle ne s'appuient nullement les enfants et les petits-enfants des éveillés et des patriarches.."
Sur un forum je suis tombé sur un échange qui m'a doucement fait rigoler : "...De plus tu viens argumenter parce qu'un soit-disant zeniste, sur un forum, disait que le sutra de l'estrade, c'est de la daube. Il faudrait que tu aies une meilleure base de travail pour étudier le bouddhisme zen pour venir essayer de me contrer sur ce point. Des débiles, sur les forums, on en rencontre des tonnes. Ne me fais pas croire qu'en prenant ces mots à la lettre tu puisses faire partie de ceux-là." (...) Si un zeniste remet en cause le sutra de l'estrade, il n'est pas zeniste. Point barre. C'est comme si on remettait en cause l'Eveil du Bouddha en se prétendant bouddhiste. Ça n'a tout simplement aucun sens." antodume en 2012 sur Nangpa

 Il y a néanmoins un point qu'avait soulevé A. D. et sur le coup, j'avais manqué de répondant. J'avais vertement critiqué Sex, Sin, and Zen: A Buddhist Exploration of Sex from Celibacy to Polyamory and Everything In Between de Brad Warner et il m'avait répondu : "As-tu entendu parler de Ikkyu ? Sais-tu qu'il est mort (vers 80 ans) entre les cuisses d'une prostituée et qu'il les fréquentait souvent parce qu'il aimait les femmes ? Ça te gêne ? Ça retire quelque chose à son satori ? En plus d'être un débutant arrogant, tu te comportes comme un ayatollah effarouché. C'est pathétique."

De mon point de vue, oui ça retire quelque chose à son satori et c'est l'un des points important de ce texte de Dogen. Le texte de Dogen montre bien que l'on peut atteindre le plus haut stade de méditation et chuter. La suite du texte de Nagarjuna raconte l'histoire d'un moine qui ayant atteint le quatrième stade de méditation "crut avoir obtenu les quatre fruits". Son maître lui dit d'aller quelque part et sur la route des bandits (fantasmagoriques) lui font une peur bleue et il se rend alors compte qu'il n'est pas un saint  "En fait, je ne suis pas un arhat ; c'est seulement le troisième fruit que j'aurais obtenu". Ensuite une femme apparait  qui le séduit. "il éprouva le désir sensuel. Alors, il se rendit compte qu'il n'avait même pas obtenu le fruit du "sans retour". Dogen commente ce passage en disant qu'au moins il s'est rendu compte qu'il n'était pas un saint alors que de son époque les gens ne s'en rendent même pas compte.

"S'agissant des gens d'aujourd'hui sans écoute, comme ils ignorent comment doit être un arhat et comment doit être un Eveillé, ils ignorent également qu'ils ne sont ni arhats ni éveillés"
 On notera au passage que la non-peur se situe à un niveau au dessus du désir sensuel. Ne pas maitriser son désir sensuel est bien le signe que nous sommes encore bien loin de la réalisation et qu'il faut travailler dessus. Un éveillé peut fréquenter des prostituées mais s'il a commerce (au sens sexuel du terme) avec elles, il n'est clairement pas un éveillé. Je sais bien qu'il existe des pratiques tantriques qui utilise l’énergie sexuelle mais elles ne font pas de l'acte sexuel une fin. Et puis il faut déjà avoir un haut niveau de pureté pour pouvoir les pratiquer sans dommage. Je ne m'y risquerais point.