Shohaku Okumura est un maître japonais, disciple d'Uchiyama Rôshi. Dans ce commentaire du Genjokôan de Dogen, il y a à prendre et à laisser dans ce texte qui date de 2010 et publié en français en 2016.
A prendre, on trouve bien
sûr au début une traduction du texte réalisée par Shohaku Okumura (différente de celle de Y. Orimo consultable
ici) dont j’extraie le passage suivant:
"Se porter vers toutes choses pour manifester la pratique-éveil est illusion. Toutes choses venant et manifestant la pratique-éveil à travers le soi est réalisation." Dogen
On peut voir dans ce retournement de la perspective une expression de Mujo seppo.
p66 Shohaku Okumura écrit:
"... Du point de vue de prajna, si nous pensons qu'il existe des lieux ou des conditions fixes qui s'appellent "samsara", "nirvana","illusion" et "éveil" notre pratique ne devient alors qu'une simple tentative d'évasion de ce que nous considérons indésirable. Dans ce cas essayant de nous en évader, en réalité nous les créons"(...)"Dogen inverse ce que nous apprend le Soutra du Cœur et revient à des expressions positives de la réalité. Il dit que les cinq agrégats ne sont pas des obstacles à l'éveil parce qu'ils sont eux-mêmes des manifestations de l'impermanence et de l'absence d'existence indépendante; ils expriment la réalité de tous les êtres et sont donc prajna. Il faut accepter le corps et esprit en tant qu'un ensemble des cinq agrégats qui sont prajna, d'après Dogen, et s'en servir pour pratiquer ; il n'est pas possible de fuir ni le corps, ni l'esprit ni les cinq agrégats."
On comprend alors mieux pourquoi le corps est si important chez Dogen car c'est seulement grâce au corps que nous expérimentons l'impermanence et l'absence d'existence indépendante aussi bien de nous-même que des choses qui nous environnent. C'est pourquoi les choses elles-mêmes sont un source d'enseignement.
"Il n'est pas possible de contrôler les myriades de dharmas, les saisir ou nous y attacher; il faut simplement ouvrir la main de la pensée"
Ouvrir la main de la pensée est une belle expression que Shohaku Okumura reprend de d'Uchiyama Rôshi car elle montre bien la dimension corporelle de l'esprit.
p83 Shohaku Okumura écrit:
"En abandonnant les pensées, en lâchant la conscience, nous actualisons le soi qui est relié à tous les dharmas. Ce n'est pas le soi qui s’éveille à la réalité, mais zazen qui s'éveille à zazen, le Dharma qui s'éveille au Dharma et Bouddha qui s'éveille à Bouddha."
La clé est là mais comment faire pour l'utiliser?
"Ceux qui réalisent profondément l'illusion sont des bouddhas. Ceux qui
sont profondément illusionnés dans la réalisation sont des êtres
vivants. De plus, il y a ceux qui parviennent à la réalisation au-delà
de la réalisation, et ceux qui sont illusionnés au sein de l'illusion."
Dogen
p85 Shohaku Okumura écrit:
"... Quoique soit l'intensité de notre pratique, notre motivation est tout de même fondée en partie sur l’égoïsme. Dogen affirme que ceux qui admettent le fondement égoïste de leur pratique sont des bouddhas. Ce qui veut dire que l'action de vraiment discerner cet égocentrisme est en elle-même Bouddha."
Ceux qui pratiquent de manière authentique sont des bouddhas en train de devenir des bouddhas comme le forgeron devient forgeron en forgeant. Ceux qui pratiquent sans le savoir ce sont les êtres vivants. Ceux qui parviennent à la réalisation au delà de la réalisation, ce sont les bouddhas qui sont nés avec un savoir innée (réalisation innée, pratique innée). Et enfin ceux qui sont illusionnés au sein de l'illusion sont ceux qui recherchent l'éloge d'autrui en montrant que leur pratique et leur savoir du Dharma sont en accord mais du coup leur pratique n'est pas authentique. Elle n'est pas authentique parce qu'elle superpose à la réalité une image de la réalité.
P93 Shohaku Okumura écrit:
"Notre zazen n'est pas une méthode pour corriger la déformation de nos cartes conceptuelles."
Nous nous asseyons sur nos cartes conceptuelles et on laisse passer.
"Nous laissons simplement les pensées monter et nous les laissons simplement disparaître. Nous ne nions ni n'affirmons rien pendant zazen. Il est possible de le faire parce que nous sommes simplement assis en face d'un mur sans aucune des interactions directes que nous avons l'habitude avec les autres personnes, les êtres et les objets"(...)"C'est abandonner corps et esprit. Toutefois, les pensées reviennent immédiatement pendant notre assise, notre pratique est donc de simplement continuer à lâcher tout ce qui nous vient à l'esprit."
Ce qui est incroyable c'est qu'une pratique qui n'a vraiment rien de magique (puisqu'il suffit de s'assoir et de laisser passer ses pensées) puisse nous transformer en bouddha vivant.
On notera que la traduction de certains passages le sens du texte s'éclaire et j'avoue que je n'avais pas bien compris ce que Dogen voulait dire quand il dit dans la traduction de Y. Orimo:
"Cependant, s’il y avait des poissons ou des oiseaux qui tentent d’aller dans l’eau et dans le ciel après en avoir parcouru toute l’étendue, ceux-ci ne devraient obtenir ni chemin ni lieu dans l’eau et le ciel. S’ils obtiennent ce lieu, cette pratique quotidienne va de pair avec eux, et voilà que le kôan se réalise comme présence !"
Dans la traduction de S. Okumura
"Ainsi, s'il existait des poissons qui nagent ou des oiseaux qui volent seulement après avoir étudié toute l'eau ou tout le ciel, ils ne trouveraient ni chemin ni place. Lorsque nous faisons nôtre ce lieu même, notre pratique devient l'actualisation de la réalité."
Je suppose que la traduction de Y. Orimo est plus littérale mais celle de S. Okumura est plus claire. Il n'est pas possible de connaitre la totalité du réel (le Dharma) avant de commencer à pratiquer mais c'est en pratiquant qu'on découvre la voie qui mène à la totalité du réel (au Dharma).
De même, il y a une autre image que je n'avais pas compris dans la traduction de Y. Orimo:
"Tant que la Loi n’atteint pas encore sa plénitude dans le corps et le cœur, on la trouve déjà suffisante. Si la Loi imprègne le corps et le cœur, on trouve là quelque manque. Par exemple, lorsque, monté dans un bateau, on prend le large sur une mer sans montagnes autour et regarde les quatre orients, la mer paraît seulement ronde, et d’autres aspects n’apparaissent point. Cependant, cette vaste mer n’est ni ronde ni carrée, et on ne saurait jamais épuiser ses vertus retenues. Elle paraît comme un palais, comme un joyau. C’est seulement là où parvient mon œil qu’elle paraît ronde pour l’instant.
Il en va de même pour les dix mille existants. Bien que ce monde de poussière ainsi que les domaines qui dépassent les normes de ce monde soient revêtus de nombreux aspects, on ne perçoit et n’appréhende que dans la mesure où parvient la puissance de l’œil avec nos études. Pour entendre le vent de la maison qui souffle depuis les dix mille existants, sachez-le, outre les aspects rond ou carré, il reste encore d’inépuisables vertus à la mer et à la montagne, et il existe des mondes aux quatre orients. Sachez-le, il en va de même non seulement pour ce qui nous entoure, mais aussi pour ce qui se trouve sous nos pieds et pour une goutte d’eau." Dogen
Que peut bien signifier le fait que la mer paraisse ronde?
Dans la traduction de S. Okumura:
Lorsque le Dharma n'a pas encore entièrement pénétré corps et esprit, nous pensons en être déjà remplis. Lorsque le Dharma remplit corps et esprit, nous pensons qu'il nous manque [encore] quelque chose. Par exemple lorsque nous voyageons en bateau en plein océan sans terre en vue, et que nos yeux scrutent [l'horizon dans] les dix directions, l'océan ressemble simplement à un cercle. Aucune autre forme n'apparaît. Cependant ce grand océan n'est ni rond ni carré. Il a des caractéristiques inexhaustibles. (...) Nous ne pouvons ni voir ni saisir plus loin que la puissance de notre œil d'étude et de pratique puisse voir. Lorsque nous écoutons la réalité des myriades de choses, il nous faut savoir qu'il y a des caractéristiques inépuisables dans l'océan et dans les montagnes et qu'il existe de nombreux autres mondes dans les quatre directions." Dogen
Pour S. Okumura la mer ronde est une métaphore de la perception de l'unité et la plénitude du réel.
"C'est une expérience surprenante, mais est-ce l'éveil? Est-ce le but de la pratique? Dogen répond d'un non retentissant."(...) La vraie réalisation, écrit Dogen va au-delà de la perception de l'unité des choses. Discerner que nous sommes illusionnés est la sagesse de voir la vraie réalité de notre vie."(...)" Lorsque nous constatons que notre monde se modifie en raison de l'évolution intérieure et extérieure, il nous est plus facile d'apprécier notre lien à toutes les choses, et d'abandonner notre approche égocentrique de la vie."
C'est aussi la raison pour laquelle les gens qui glosent à n'en plus finir sur leur éveil me font parfois doucement rire comme si en découvrant leur soi profond il découvrait que la terre est ronde. Ok la terre est ronde mais ne peut-on aller plus loin? Et cela va bien plus loin que le fait de ne pas savoir. (petite pensée affectueuse à Mooji :"Ne cherche aucune expérience spéciale, aucun bénéfice. Ne sois pas non plus dans l’attente, ni dans l’anticipation. Reconnais ce sentiment unique d’être, tout naturellement. Aucune autre pratique n'est nécessaire si tu poursuis la recherche avec détermination, confiance et dévotion."
http://eveilphilosophie.canalblog.com/archives/2017/01/10/34789446.html). Aussi surprenant que cela puisse paraitre, pour Dogen, un sentiment de plénitude n'est pas nécessairement un signe d'éveil.
J'ai écris qu'il y avait à prendre et à laisser. Dans la rubrique, à laisser, il y a deux choses. La première c'est:
la polémique sur le kensho de Dogen.
p118
"D'après la tradition Dogen zenji eut une expérience d'éveil lorsque Rujing qui réprimandait un moine assis à côté de Dogen s'exclama: "zazen est abandonner corps-et-esprit. Pourquoi dormez-vous?" Cette histoire est citée dans la biographie de Dogen du Denkoroku (Transmission de la lampe) de Keisan Jokin Zenji"
Des universitaires Japonais pensent que ce récit est une fiction et Shohaku Okumura pense de même sous prétexte que Dogen ne l'évoque jamais dans ses écrits.
Or dans l'introduction du texte intitulé Actes généalogiques [Shisho] Y. Orimo écrit :
Finalement Dogen ne fait aucune mention ni de la cérémonie de son propre shiho ni de son shisho conféré par Nyojo, le maître de sa vie. Cette pudeur provient sans doute de l'instruction que le disciple avait reçue de ce dernier: "Mon ancien maître, l'abbé du mont Tendô, se rappelle-t-il, nous défendait fermement de prétendre à la légère avoir obtenu la succession de la loi"
Que Dogen n'évoque jamais son propre kensho ne s'explique nullement par le fait qu'il ne l'aurait pas vécu mais par le fait que dans la tradition Soto ce n'est pas quelque chose dont on peut parler à la première personne comme du fait d'avoir obtenu la succession de la loi.
Shohaku Okumura va même plus loin puisqu'il affirme p148: "Kensho est un terme souvent utilisé dans la tradition zen rinzaï (...) Dogen n'aimait pas ce mot" il cite alors un passage du moine ayant atteint le quatrième stade de méditation [Shizen-biku]:
"Lessence du Bouddhadharma est de ne jamais voir la nature (kensho) Lesquels des vingt-huit ancêtres d'Inde et des sept bouddhas [du passé] a dit que le Bouddhadharma est simplement de voir la nature?"
dans la traduction de Y. Orimo:
"La loi de l'Eveillé n'a jamais eu pour essentiel la vision de la nature (de l'Eveillé). Où pourrait-on entendre dire les vingt-huit patriarches sous le ciel de l'ouest ainsi que les sept éveillés du passé que la loi de l'Eveillé se résume seulement à la vision de la nature (de l'Eveillé)"
Ce que conteste Dogen ce n'est pas la réalité du kensho mais le fait de réduire la Voie au Kensho ce qui est très différent.
Dans Entretien sur la pratique de la Voie [Bendowa] à la question "... nombreux sont ceux qui clarifièrent la terre du coeur grâce à une parole ou à une parcelle de verset. Tous ces gens-là n'auraient-ils pas été forcément des pratiquants de la méditation assise? La réponse de Dogen est la suivante:
"Sachez-le, hier et aujourd'hui, parmi ceux qui ont clarifié le cœur en regardant les formes-couleurs ou ceux qui se sont éveillés à la Voie en entendant la voix, nul n'a été dubitatif ni incrédule en matière de pratique de la Voie"
Autrement dit ceux qui ont eu le kensho n'ont jamais douté qu'il fallait faire zazen. Pourquoi ceux qui font zazen devraient-ils douter du kensho de ceux qui l'ont vécu?
La deuxième chose à laisser ce sont :
Les propos de Shohaku Okumura sur les renaissances.
"Comme nous pouvons le constater, l'enseignement de Dogen sur le non soi et sa perspective sur la renaissance semblent se contredire. S'il n'y a pas de soi, ou atman, permanent et que notre corps-esprit est transitoire, quelle est l'entité qui peut chanter "je prends refuge en le Bouddha" après la mort?"(...)"Quel est le point de vue zen soto sur la renaissance? C'est une question difficile parce que je pense que Dogen Zenji prône "ne pas savoir" à ce propos"
Non! puisque c'est ce qu'il reproche à Confucius et Lao-tseu:
"...Confucius et Laozi ignorent les vies antérieures devenant la cause ; ils n'enseignent pas non plus que la vie présente portera des fruits dans les vies futures.(...) Ils n'ont jamais exposé la doctrine portant sur les vies futures. Déjà, ils doivent être une espèce niant la doctrine de la renaissance" in Le moine ayant atteint le quatrième stade de méditation [Shizen-biku]
Du coup quand Shohaku Okumura dit qu'il ne croit "pas en la renaissance au sens littéral, mais pourtant" il ne nie "pas non plus son existence"(...)"si la renaissance existe, très bien (...)S'il n'y a pas de renaissance, je n'aurai rien à faire après ma mort..." C'est à se demander s'il est bouddhiste. On me répondra certainement qu'il a passé plus de temps que moi sur le zafu... et que blablabla je suis bien arrogant.
Si la vie présente porte des fruits dans la vie future, on comprend immédiatement que je suis le fruit de mes vies passées mais que je ne suis pas le même fruit que le fruit passé.
Quand Dogen dit "
"Vous ne savez pas, tout en possédant cette Sagesse, à travers
combien de naissances et de morts vous vous êtes laissé absorber par les
choses du monde qui vous fatiguaient en vain" in Le tel quel [Immo]
Il insiste sur le continuité entre deux existences et quand il dit:
"Comme la bûche ne redevient jamais bûche après avoir été réduite en cendre, il n'y a pas de retour à la vie après qu'une personne soit morte." in [Genjôkôan]
Il insiste sur la discontinuité entre deux existences. Quand une graine est un graine elle n'est pas un arbre, l'arbre transformé en buche n'est plus un arbre et la buche devenue cendre n'est plus la buche. Il y a bien discontinuité. Seulement les cendres vont se mêler à l'humus puis à la graine qui deviendra un arbre puis à nouveau des buches. Peut-être qu'il restera quelque chose des cendres de la précédente buche dans la nouvelle buche comme un vague souvenir de vie antérieure. On ne peut pas dire pour autant que c'est la même buche.
Il faut donc éviter un double écueil:
Celui de croire qu'une infinité de vies nous attend et que nous pouvons toujours remettre la pratique à demain, en espérant que demain nous soyons encore là. Dans la mesure où nous sommes susceptible de régresser à des niveaux inférieurs nous ignorons si nous pourrons pratiquer dans la vie suivante. De plus nous pouvons sortir du cycle des renaissances dès cette vie avant même de mourir. Le nirvana n'est pas situé dans un arrière monde ou un futur inatteignable. Remettre la pratique à plus tard n'est donc pas une bonne idée.
Celui de croire que comme nous ne sommes pas la personne qui renaitra, après nous le déluge. On peut considérer que nos enfants sont aussi nos fruits, qu'une part de nous-même passe en eux. C'est d'ailleurs parfois terrifiant de voir à quel point nos enfants nous ressemblent pour le meilleur comme pour le pire. De même que nous avons tout intérêt à leur transmettre le meilleur de nous-même nous avons également intérêt à transmettre le meilleur de nous même à nos futures renaissances. Il faut bien que les talents innés aient été acquis quelque part.
Et pour finir il y a un dernier point que j'aimerais retenir. Dans l'appendice 3, il y a une excellente biographie de Dogen qui est extraite de Dogen Kigen Mystical Realist de Hee-jin Kim. Ce point traite de:
La relation de maître à disciple chez Dogen.
"Ju-ching (Nyojo) admirait également son disciple japonais et lui demanda une fois de devenir son assistant.(...) Cependant Dogen déclina l'offre catégoriquement. Maître et disciple étudièrent et pratiquèrent comme tels pendant deux ans (1225-1227) dans une relation quasiment idéale. Mais ceci ne doit pas suggérer qu'il n'y eut aucun conflit entre eux. Dogen reconnut plus tard que les conflits entre maître et élève sont des conditions nécessaires pour la vraie transmission du Dharma. Il écrivit: "Les efforts communs du maître et du disciple dans la pratique et la compréhension constituent les lianes entrelacées des Bouddhas et des ancêtres (busso no katto) (...)" Les "lianes entrelacées", dans le vocabulaire zen traditionnel, fait référence aux aberrations doctrinaires, les enchevêtrements intellectuels et les conflits. Dogen reconnut, contrairement à la tradition zen, les valeurs positives de tels conflits dans la rencontre entre maître et élève."
A un interlocuteur qui soutenait que la relation maître à disciple impliquait une totale soumission du disciple à son maître, je répondais que je ne voyais absolument pas les choses ainsi. Il m'objecta alors que c'était dû à une conception purement occidentale et qu'aucun lama (le contexte était tibétain) n'accepterait de me prendre comme disciple si je refusais de me soumettre à son autorité. On voit ici que le refus de la soumission de Dogen à son maître n'est pas dû à une conception occidentale de cette relation mais à la valeur positive que l'on peut accorder au débat et au conflit dans ce type de relation.