Roland Yuno Rech - Le champ de la vacuité

Le champ de la vacuité est un recueil de kusen de Roland Rech. La question même de ce qu'est un kusen est une question épineuse. Une réponse simple consiste à dire que c'est un enseignement vivant donné par un maître zen pendant la méditation.

La question est de savoir à quel niveau de conscience se situe le kusen. Soit le kusen est pensé comme un moyen habile de transmission du Dharma de maître à disciple, soit comme une technique d'endoctrinement idéologique, l'esprit étant particulièrement malléable pendant zazen. Cette seconde option est dénoncée par Ralf Halfmann dans un texte qui s'intitule Rapport critique sur l’Association Zen Internationale et publié sur le site http://derive-sectaire.fr. Il date de 1999. Le texte apparait comme étant très daté et ne correspond peut-être plus à la réalité actuelle de l'AZI. Néanmoins, il donne une idée assez impressionnante d'une incompréhension possible de ce qu'est le zen et de son impact en France, sur un individu. Il serait tentant de répondre à chacune des critiques et de montrer à quel point elles sont infondées tout en montrant la part de vérité qu'elles contiennent néanmoins. Il serait faux de croire qu'à l'intérieur du bouddhisme, il n'y a pas de dérives sectaires possible. Il faut néanmoins raison garder. Le fait que les kusen soient publiés permet de se faire une idée de la teneur idéologique qu'ils contiennent en dehors de la pratique de Zazen et donc avec tout l'esprit critique dont on dispose.

Peut-on même parler d'idéologie? Dans le cas de dérives sectaires certainement, mais ici, dans le Champ de la vacuité? Ce qui est drôle c'est que Wikipédia oppose le terme idéologie "à une connaissance intuitive de la réalité sensible perçue." mais ajoute aussitôt "Une idéologie dominante est diffuse et omniprésente, mais généralement invisible pour celui qui la partage du fait même qu'elle fonde la façon de voir le monde." Voilà une définition bien problématique, si l'idéologie fonde la manière de voir le monde et devient invisible comment celle-ci peut-elle s'opposer à la connaissance intuitive de la réalité perçue? On pourrait facilement en conclure que le terme "idéologie" est un mot bien pratique pour dénoncer celui qui ne voit pas les choses comme vous. De manière minimale, on peut néanmoins considérer que l'idéologie est l'arrière plan philosophique de tout discours. Pensé ainsi l'idéologie n'est pas nécessairement un terme péjoratif.

 L'idée que ce sont les choses elles-même, la réalité elle-même qui enseigne le Dharma permet cependant d'inverser la perspective.

Cette "merveilleuse coïncidence" est précisément le sujet d'un Kusen de Roland Rech:

"Les oiseaux chantent, la lune brille au-dessus du dojo. Tous ces phénomènes existent simultanément, sans se déranger. En continuant la pratique, en respirant calmement, on peut traverser chaque chose sans dramatiser. Le mal aux genoux est juste un mal aux genoux. La somnolence seulement de la somnolence. Seulement cela. Alors tout est sans obstacle.
Maitre Wanshi évoque cela en disant: " Les nuages flottent gracieusement au-dessus des pics. Le clair de lune scintille en dévalant le torrent de montagne. Tout l'espace environnant est brillamment illuminé et spirituellement transformé, totalement sans obstruction; manifestant l'interaction comme une boîte et son couvercle, comme les pointes des flèches se rencontrant"
(...)
Roland Rech commente:
"Cette merveilleuse coïncidence, nous pouvons la vivre. Elle peut être évoquée par des images mais on ne peut pas l'expliquer car elle se manifeste lorsque l'on cesse de créer des séparations"

Si les choses inanimées expriment le Dharma, celui-ci devient inexprimable dans le langage humain. Or le propre de l'idéologie est d'être un discours. Le seul moyen d'échapper à toute idéologie n'est il pas alors de renoncer au discours? mais renoncer au discours c'est renoncer aussi à toute critique possible. Si notre réalité c'est celle d'un monde totalitaire, alors si nous abandonnons tout discours et donc tout esprit critique nous allons certes nous harmoniser avec notre réalité mais nous pourrions être amené à faire des choses totalement  injustes. S'il y a bien une idéologie dans le zen, c'est à dire une croyance, une foi, c'est celle qui repose sur l'expérience de zazen. C'est la croyance selon laquelle, à partir de la pratique de Zazen, il devient possible de savoir intuitivement ce qui est juste. Il ne faut pas oublier que le mot méditation signifie prendre soin. La racine "med" est la même que dans médecine. Tout est question de justesse. Zazen permet de développer l'attention à soi et à la réalité simultanément. Si nous sommes attentif à chaque instant, il devient difficile d'agir de manière non juste.

Ralf Halfmann écrit :
 "Cependant, si on examine ces "maîtres" ou ces disciples anciens qui pratiquent Zazen depuis de longues années, voire quelque décennies, on en peut pas ne pas remarquer qu’ils ne sont en rien meilleurs que n’importe quelle personne normale. Pour ce qui est de leur comportement, il est souvent bien pire que celui des débutants."

C'est possible. On ne peut pas savoir si la personne en question ne serait pas pire si elle ne faisait pas zazen. Si zazen est censé nous rendre meilleur ceci n'implique pas qu'une personne qui médite est une meilleure personne qu'une autre qui ne médite pas puisque la notion de personne n'a pas de substance, sa valeur ne peut-être ni absolue, ni intemporelle. Nous ne partons pas tous du même point. Le chemin est long et il existe des pièges sur la voie. Garder l'esprit du débutant est l'une des clefs. Le mieux est souvent de se garder de juger les autres aussi bien positivement que négativement. Ces "maîtres" sont humains et ne sont certainement pas parfaits, les idéaliser c'est s'exposer à bien des déceptions. Il faudrait soi-même être éveillé pour pouvoir juger du degré d'éveil d'un maître, or si on ne peut juger de son propre éveil, il devient délicat de juger de celui des autres.

"Puisque vous ignorez votre propre devenir, comment pourriez-vous augurer de celui des autres?, écrit Dogen dans Instructions au cuisinier zen. Si vous mesurez les manques des autres en prenant pour norme vos propres manques, comment ne commettriez-vous pas d'erreurs? Les hommes diffèrent en âge et en facultés, mais dans la voie ils sont tous égaux. En outre, il se peut que celui qui hier a mal agi, agisse bien aujourd'hui. Qui est un saint? Qui est un homme ordinaire? Personne ne le sait." (..) "Si vous êtes fermement résolu à ne pas demeurer dans la dualité du bien et du mal, vous entrerez directement dans la voie de l'incomparable sagesse de l'éveil, mais si vous trébuchez sur l'un ou sur l'autre, vous ne verrez pas la voie, même si elle est devant vous"


 Je doute un peu de la neutralité scientifique de Ralf Halfmann. Les expériences qui sont faites dans un cadre scientifique avec des groupes qui pratiquent la méditation vont plutôt dans le sens d'effets bénéfiques "pro-sociaux". Je ne vois pas pourquoi il en irait autrement pour l'AZI. En revanche, j'ai des échos extrêmement variables d'une sesshin à l'autre à la Gendro, et pas toujours des échos positifs mais il y a tellement de facteurs et de circonstances qui entrent en jeu... J'ajouterais que l'esprit humain est ainsi fait qu'il se focalise davantage sur les trains qui arrivent en retard plutôt que sur ceux qui arrivent à l'heure, et que nous avons toujours une fâcheuse tendance à voir le verre à moitié vide plutôt qu'à moitié plein. 

Ralf Halfmann est passé totalement à côté du principe d'individuation qui est au cœur de la pratique zen. Ce principe d'individuation ne se confond pas non plus avec du développement personnel.

 En ce qui me concerne, je ne serais peut-être jamais moine ni même bodhisattva et  je ne me ferais peut-être jamais raser le crane. Ceci ne m'empêche pas de respecter les préceptes, de fréquenter des dojos, des centres Zen, et des temples comme celui de la gendro, de méditer et de lire à mon rythme. Je ne nie pas qu'il puisse y avoir une pression de la part du Sangha qui s'exerce sur chaque individu mais personnellement j'y suis insensible et je ne la trouve pas moins naturelle que celle du club de tennis de table que je fréquente.

Il est possible d'écouter et de télécharger librement les kusen de Roland Reich sur le site du dojo de Nice.

Un kusen qui porte sur Mujo Seppo : Le son du caillou n’avait rien de spécial.

S'il y a une idéologie derrière les Kusen de Roland Reich, elle vise une meilleure attention à soi et aux autres en relation avec tout l'univers. Pour changer le monde, il faut peut-être commencer par se changer soi-même en respectant son propre rythme et sans se faire d'illusion ni sur le zen, ni sur le sangha, ni sur le maître, avec souplesse. (Tout l’enseignement de la sagesse)

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