Maître Dôgen - Prédication de la Loi faite par l'inanimé [Mujô Seppô] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil : Traduction intégrale Tome 1

Le Shôbôgenzô est l'un des sommets de la pensée japonaise et l’œuvre majeure de maître Dogen. Il compile 95 textes écrits entre 1231 et 1253. La présente traduction richement annotée par Y. Orimo date de 2005. Ce Tome 1 compile des textes autour du thème de la Nature. On trouve donc le fameux chapitre intitulé Mujô seppô. Il existe 8 versions du Shôbôgenzô qui compilent les textes selon différents ordonnancements. Il ne semble donc pas sacrilège de déplacer les "pions sur l'échiquier" comme on le souhaite.

Prédication de la Loi faite par l'inanimé [Mujô Seppô]

Le texte commence ainsi :

"La prédication de la Loi faite à la prédication de la Loi est la réalisation du Kôan comme vision telle que les éveillés et les patriarches l'ont transmise aux éveillés et aux patriarches. Cette prédication de la Loi est la Loi qui prêche la Loi"

Dès la première phrase se trouve donc affirmé que la prédication de la Loi, le Dharma n'est pas uniquement de l'ordre de l'audition mais aussi de la vision, ce qui renvoi au titre même de l'ouvrage : La vrai Loi, Trésor de l’œil. L'enjeu fondamental de ce texte en particulier mais aussi des 95 textes qui composent le Shôbôgenzô est celui de la transmission du Dharma. La prédication de la Loi faite par l'inanimé est un Kôan, c'est à dire une énigme qui échappe à une compréhension rationnelle. A un premier niveau ce sont les montagnes, les rivières, les herbes, les fleurs qui chantent le Dharma. On trouve cette idée dans un autre texte de Dogen qui s'intitule La voix des vallées... Un laïc, Töba Soshoku, s'éveilla à la Voie après avoir entendu un maître parler de cette prédication de la Loi par l'inanimé. Voici ce qu'il écrivit le lendemain:

"La voix des vallées n'est autre que celle qui sort de l'immense langue de l’Éveillé
Les formes-couleurs des montagnes ne sont autres que le pur Corps de l’Éveillé
Moi qui ai entendu les quatre-vingt-quatre mille poèmes durant la nuit.
Comment, le jour venu, puis-je les exposer aux hommes"

Dogen pose cette question ingénue :

Faudrait-il considérer la voix des vallées qui surprit Soshoku comme la voix des vallées ou bien comme les paroles du maître qui affluaient en lui? (...) En fin de compte, est-ce le Laïc Soshoku qui s'éveilla à la Voie ou plutôt est-ce les montagnes et les rivières qui s'éveillèrent à la Voie?

Il répondra à cette question dans le texte intitulé Prédication de la Loi faite par l'inanimé [Mujô Seppô] en entremêlant ces trois éléments (la nature, le Dharma, la transmission) tout en montrant qu'ils sont incommensurables. Mais plus encore, ce sont les mots et la réalité telle qu'elle est qui sont incommensurables. C'est cette incommensurabilité entre le réel et le langage qui permet à Taisen Deshimaru de résumer le chapitre Mujo Seppo par liberté d'expression notamment lorsque Dogen écrit:

"Ne considérez pas que l'éveillé d'après prêche la Loi telle qu'elle a été prêchée par l'éveillé d'avant"

Si la loi est le réel et que celui-ci est impermanent, il semble inévitable que la prédication de la loi implique un ajustement permanent au réel comme si c'était la loi qui régissait elle-même les éveillés. On comprend mieux pourquoi Dogen commençait par "Cette prédication de la Loi est la Loi qui prêche la Loi". On pourrait objecter à Taisen Deshimaru que par conséquent la liberté d'expression en question est très réduite mais ce serait oublier "les agrégats de la prédication de la Loi dont les portes sont sans mesure, sans bornes." et qu'elle ne doit pas toujours être l'objet de l'ouïe.

 Dans la Prédication de la Loi faite par l'inanimé, la question délicate est de savoir ce que signifie "inanimé".
A un premier niveau comme, on pourrait penser qu'il s'agit de la nature, les herbes, les arbres et les cailloux mais Dogen déjoue une telle interprétation car alors "qui ne connaîtrait pas la prédication de la Loi faite par l'inanimé et qui ne l'écouterait pas?" Dogen critique ici le naturalisme pour lequel tout va de soi, sans qu'il soit nécessaire ni de méditer ni de réfléchir. Dogen ne dit pas non plus qu'il ne s'agit pas de la nature seulement il invite à réfléchir, à étudier et à pratiquer ce que peut bien être cette prédication de la loi faite par l'inanimé. Si la nature chante le Dharma, celui-ci n'est pas clairement intelligible par le commun des mortels.

Même ce qui est animé et ce qui est inanimé ne va pas de soi pour Dogen :

Qu'est-ce que l'animé, qu'est-ce que l'inanimé? Pour l'instant, étudiez et pratiquez avec ingéniosité en vous demandant ainsi et en demandant ainsi à l'autre. (...)  "Parmi les cent herbes et les dix mille arbres qui se développent au sein du vent, du feu, etc. Il y en a qui devraient être étudiés en tant qu'animé, et il y en a qui ne pourraient être considérés en tant qu'inanimé. Il y a des herbes et des arbres qui ressemblent aux humains et aux animaux. Vous n'avez donc pas encore clarifié quel est l'animé, ni quel est l'inanimé"

Dogen utilise des textes comme celui du Recueil de la transmission de la lampe de l'ère Keitoku dans lequel il est dit seuls "les saints peuvent l'entendre" "c'est l'inanimé qui peut entendre la prédication de la loi faite par l'inanimé"(...)"L'ancien patriarche dit [à son disciple] "Même si je prêche, tu ne m'entends pas, à plus forte raison, la prédication de la Loi faite par l'inanimé" et le disciple composa le poème suivant:

"C'est inouï, c'est inouï! La prédication de la loi faite par l'inanimé est inconcevable! A l'oreille, elle reste à jamais inaudible A écouter sa voix avec l’œil, on peut justement la connaître."
Le commentaire de Dogen est étonnant :
"C'est avec toute force et tout cœur, toute substance et tout langage qui avant même l'apparition du roi Ion, jusqu'au confins de tous les futurs et de l'avenir infini que l'on écoute la Loi. "


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