Roland Vaschalde - À l’Orient de Michel Henry

Il s'agit d'un recueil de textes de Roland Vaschalde qui porte sur la pensée de Michel Henry mais aussi sur une pratique du zen soto. D'un côté nous avons une belle description phénoménologique de zazen, de l'autre il échoue à rendre compte de la voie à partir de la pensée de Michel Henry. Si la pratique de la voie se confond avec la réalisation, Roland Vaschalde oublie que même dans le zen, il s'agit toujours d'aller au delà du par delà. ("Gya tei gya tei hara gya tei"). La position que défend Roland Vaschalde est précisément celle que critique Dogen sous le terme de naturalisme. Même s'il ne comprend qu'à moitié le zen, c'est quand même une moitié bonne à prendre:

"Au grand dam de notre tranquille assurance rationnelle sans cesse confortée par le sens commun et notre vie sociale, nous expérimentons là, sans aucun doute, la parfaite autonomie de ces pensées avec lesquelles nous avons tant pour habitude de nous identifier, leur caractère terriblement éphémère, leur labilité extrême, l'impossibilité de leur attribuer une origine et une destination assignable... Au point que, pour nous, entendre les évoquer pour étayer la certitude de notre identité personnelle ou pour définir la simple réalité de notre existence en tant que personne ne pourra plus désormais prêter qu'à sourire. » (…) « un stade nouveau va survenir où se révèle une modification profonde non seulement de l'état psychologique de conscience mais encore de sa structure même, de telle sorte qu'il ne serait pas absurde de s'interroger sur le maintien de cette notion. Que s'est-il concrètement passé? Cessant d'être soutenue par l'attention bienveillante ou fascinée de l'ego, la prolifération infinie et incessante des pensée vient paradoxalement... de cesser"
Voilà qui me conforte dans l'idée que même un débutant peut en quelques minutes faire l'expérience de la vacuité.
"Dépourvue de soi chacune des réalités qui nous apparaissent sont à la fois éphémères et dépendantes d'une chaîne de causes dans laquelle elle va s'insérer à son tour. De telle sorte qu'en elle même elle se trouve privée de toute substantialité propre."
 Hélas,  Roland Vaschalde va chercher à confronter cette expérience avec la pensée de Michel Henry et ça donne :

"Etant le sentir en tant que tel, cette auto-affection n'a rien d'une structure formelle et vide. Elle est à chaque instant une expérience de soi effective (...) il est cette chair dont la cohérence interne consiste en ce lien interne avec soi-même impossible à rompre qui fait de nous des vivants et confère à cette suite ininterrompue de sentiments l'apparence d'un déroulement destinal."
Si l'égo va être fustigé par Roland Vaschalde et Michel Henry donnant le sentiment d'un point de convergence avec le bouddhisme, hélas une sorte de "soi" minimal pour ne pas dire subliminal va subsister qu'il va appeler ipséité. A propos du bouddhisme, c'est à dire des quatre nobles vérités,  Roland Vaschalde écrit:
 "Sans doute y-a-t-il là une analyse d'une validité mondaine parfaitement convaincante. Mais elle n'est construite qu'au prix d'un double escamotage : celui de la réalité phénoménologique de la souffrance, antérieurement à tout point de vue possible quant à ses causes ou à sa définition conceptuelle, celui de l'ipséité comme condition elle même phénoménologique de toute expérience"
Autrement dit sans "soi" il n'y aurait pas d'expérience. La souffrance dans la mesure ou Vaschalde dit qu'elle est indépassable (contredisant frontalement la 3éme et la 4ème vérité du Bouddha) prouve qu'on ne saurait tenir ce "soi" pour inexistant.

"Un sentir non habité et porté par une subjectivité est proprement inconcevable si ce n'est comme pure abstraction""Comment ce qui ne se sent pas lui-même pourrait-il un jour se prendre pour quelque chose, mieux pour quelqu'un? Comment ce qui n'a pas d'être pourrait-il s'illusionner et croire qu'il existe?"
On serait tenter de répondre à la manière du Bouddha :

"A qui m'avez vous entendu enseigner la doctrine de cette façon, O stupide?" Ce que Roland Vaschalde ne comprend pas c'est que ce n'est pas "le sentir" que nie le bouddha mais que derrière les cinq agrégats il y ait une substance permanente. C'est l'unité et la permanence du "je" qui pose problème alors qu'il est composé de cinq composants impermanents qui entrent en interaction.. Les cinq constituants sont la forme corporelle (rūpa), la sensation (vedanā), la perception (saṃjñā), la formation mentale (saṃskāra) et la conscience (vijñāna). Tout ce qui est impermanent est "dukkha". L'ignorance est la cause principale de la continuité (samsara). Le zen ne s'écarte pas du bouddhisme. Toute le contenu doctrinal du zen est résumé dans ce que nous chantons à chaque zazen :

"Le bodhisattva de la Grande Compassion, Avalokiteshvara, par sa pratique profonde de la Grande Sagesse, voit que les cinq agrégats ne sont que vacuité (ku) et par cette compréhension, il soulage toutes les souffrances. Shariputra, les formes (shiki) ne sont pas différentes du vide (ku) et le vide n’est pas différent des formes. Shiki lui-même est ku, ku lui-même est shiki. Il en est ainsi aussi de la sensation, de la perception, des formations mentales et de la conscience. Shariputra, toutes les existences ont l’aspect de ku. Elles sont sans naissance ni extinction, ni pures ni souillées, elles n’augmentent ni ne diminuent. Donc, dans ku, il n’y a ni forme, ni sensation, ni perception, ni formations mentales, ni conscience ; ni oeil, ni oreille, ni nez, ni langue, ni corps, ni conscience. Il n’y a ni couleur, ni son, ni odeur, ni goût, ni toucher, ni pensée. Donc, dans ku n’existe pas de domaine des sens. Il n’y a ni ignorance ni cessation de l’ignorance, ni illusion ni cessation de l’illusion. Il n’y a ni dégénérescence et mort ni cessation de la dégénérescence et de la mort. Il n’y a ni souffrance, ni cause, ni cessation, ni sentier. Il n’y a ni sagesse, ni obtention, ni non-obtention. Pour le bodhisattva, grâce à la Grande Sagesse qui conduit au-delà, l’esprit sans obstacle ne connaît pas la peur, et toute illusion, tout attachement sont éloignés. Il peut parvenir à l’ultime fin, le nirvana. Tous les bouddhas du passé, du présent et du futur pratiquent la Grande Sagesse et ainsi atteignent le plus parfait éveil. Donc, nous devons comprendre qu’Hannya haramita est le grand mantra brillant et lumineux. Le plus élevé de tous les mantras qui est incomparable. Sa force coupe toutes les souffrances. C’est le vrai mantra. Par lui il est possible d’atteindre l’essence de toute vérité : Aller, aller, aller ensemble au-delà du par-delà, jusqu’à l’accomplissement total de la Voie."

 Roland Vaschalde nie d'emblée toute possibilité de réalisation:

"Il existe sans aucun doute, une variété de souffrance qu'une attitude existentielle - et particulièrement une somme de techniques d'ascèse mentale et physique - est capable d'atténuer ou de faire largement disparaître mais de cela il est impossible d'inférer la totale extinction d'un pouvoir qui se confond avec la vie même." (...) "Gautama Bouddha en conclut que l'extinction du moi doit être une exigence de la démarche visant à éliminer la souffrance"
L'extinction du moi n'est pas une exigence de la démarche puisque le moi n'existe pas, c'est la suppression de l'ignorance qui est une exigence. Des techniques de "mindfulness" basées sur les techniques bouddhistes qui permettent de réduire considérablement la souffrance, on peut inférer la totale extinction de la souffrance. Même si la vie est susceptible d'être une vie souffrante, la vie elle-même n'est pas un continuum d'une substance une et indivisible. La continuité de la vie est une illusion. Il n'y a qu'une multitude de causes qui produisent une multitude d'effets. Il y a en nous à chaque instant des cellules qui naissent et qui meurent, qui se connectent et se déconnectent ("Le cerveau est constitué de neurones et de cellules gliales étroitement interconnectées. L'apprentissage modifie la force des connexions entre les neurones et modifie les réseaux neuronaux en favorisant l'apparition, la destruction ou la réorganisation non seulement des synapses mais également des neurones eux-mêmes.")
"La douleur existe, mais personne n'est affligé" Semblable énonciation constitue aux yeux du fondateur de la phénoménologie matérielle un scandale philosophique majeur et, à vrai dire une pure absurdité" ... "souffrir est toujours et nécessairement un processus en première personne"
 Hey Roland, tu ferais bien de jeter un œil  à Au cœur de la tourmente, la pleine conscience de Jon Kabat-Zinn chapitre 22 "Travailler avec la douleur physique : vous n'êtes pas votre douleur". Quelle comparaison apparait dans les résultats aux questionnaires sur la douleur physique et sur la souffrance psychologique entre des méditants et des non méditants (qui reçoivent des traitements médicaux puissants contre la douleur)? Les méditants montraient une amélioration de 36% pour la douleur physique et 77% pour la détresse psychologique. Les non-méditants montraient aucune amélioration pour la douleur et 11% pour la détresse psychologique. Entre une idée philosophique cohérente "souffrir est toujours et nécessairement un processus en première personne" et une idée absurde ""La douleur existe, mais personne n'est affligé" mais efficace, je choisis la seconde option. Ceci dit quand on l'expérimente soi-même, si je puis dire, l'idée parait beaucoup moins absurde. Si je dis moi-même c'est par convention. Il se trouve que j'ai été opéré d'un ongle incarné et j'avais lu que cela générait une grande souffrance (au moins la première nuit, suivant l'opération). Or, j'ai effectivement ressenti une douleur intense mais lorsque je parvenais à ne pas m'y identifier je constatais qu'effectivement je ne souffrais pas. Vous constatez alors que la souffrance n'est rien d'autre qu'un processus psychique parmi d'autres. Je n'ai pas nié que je ressentais de la douleur, ni que c'est bien à moi que cela arrivait, mais ce "moi" n'est constitué que de processus temporels limités. Jamais je n'aurais pu imaginer que je garderais un bon souvenir de cette aventure mais ce souvenir devient de plus en plus vague avec le temps. Ai-je vraiment eu mal? Était-ce bien moi qui ai subi cette opération?  C'est la mémoire qui donne l'illusion de continuité alors qu'elle n'est elle même qu'un processus de renouvellement de traces des événements avec disparition, temporaire ou durable, de certains éléments, ou avec transformations de détails plus ou moins importants.

"A la lumière de ces développements, il ne serait pas exagéré d'affirmer abruptement que le bouddhisme, au moins tel qu'il est présenté dans sa forme la plus répandue, est incapable d'initier une approche compassionnelle authentique. C'est qu'en fondant sa réalité sur le caractère déficient d'un processus mental inadéquat elle atténue en effet l'effectivité pathétique qui définit pourtant cette souffrance et qui constitue son caractère irrécusable -comment nier que je souffre quand je souffre?- De sorte que la compassion naît davantage du regret devant le spectacle de qui persévère dans l'erreur et du désir de l'éveiller à la vérité que de la sympathie éprouvée dans le partage fraternel d'une même condition souffrante, indépassable et reconnue comme telle dans l'évidence de ce qui se donne sans rémission dans le lien à soi de l'expérience originelle."

C'est bizarre, j'ai exactement le sentiment inverse. On ne partage visiblement pas les mêmes évidences phénoménologiques. Si je sais que la souffrance de l'autre est indépassable et que je ne peux absolument rien faire pour lui, je vais effectivement lui adresser un petit sourire de commisération. En revanche, si je pense que tout ce qui souffre est impermanent et interdépendant, et donc que la souffrance est dépassable, je vais tout faire pour soulager autant que possible la souffrance de l'autre. Une compassion qui ne mène pas à l'action, n'est pas de la compassion. Il n'y a pas d'amour sans preuve et la fidélité en est une. Si je comprends que l'autre a faim, je vais lui donner à manger. Je n'ai que faire du partage fraternel d'une même condition souffrante si elle ne débouche pas sur une action concrète comme faire la fête par exemple. Entre un ami qui souffre autant que moi avec lequel je ne peux que me complaire dans ma souffrance et un autre ami joyeux qui ignore superbement ma souffrance et qui m'invite à la dépasser, j'ai fait mon choix.


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