Brian Victoria - Le zen en guerre 1868-1945

    Il s'agit d'un texte incontournable pour celui qui s'intéresse au zen. Ce texte a parfois été utilisé pour tenter de nuire à l'expansion du zen en France et en Europe (voir ici par exemple). Ce serait oublier un peu vite qu'il a été écrit par un moine zen. Dans le zen nous passons notre temps à dire qu'il faut voir le réel tel qu'il est. Cela concerne également la réalité historique aussi accablante soit-elle. C'est le seul moyen que nous ayons de ne pas reproduire éternellement les mêmes erreurs. Le présent inclut le passé et l'avenir. C'est dans cet esprit d'ouverture à la réalité historique que ce livre a été écrit et non pour diffamer le Dharma du Bouddha.

Jean-Pierre Berthon écrit dans la préface de l'édition française:
"La première des cinq défenses du bouddhisme est l'acte d'ôter la vie à tout être vivant, même le plus infime, du règne animal ou végétal. Comment des moines ont-ils pu à ce point rompre avec cet interdit fondamental et partir au combat enlever des vies et conquérir des territoires?"

    En France nous connaissons mal  l'histoire du Japon avant la guerre du Pacifique. Nous ignorons tout de la guerre contre la Chine (1894-1895) et la Russie (1904-1905) sans parler de la période qui précède l'époque d'Edo (1600-1868).

"C'est pendant la période d'Edo, écrit Brian Victoria, que [le bouddhisme] est parvenu, tout du moins en apparence, à l'apogée de sa puissance, jouant de facto un rôle de religion d’État.(...) Les temples se sont multipliés, leur nombre passant de 13 307 pendant la période de Kamakura à 46 9934 sous les Tokugawa."

    Pour le régime d'alors le bouddhisme avait pour fonction de contrôler la population (tenue de registre) et d'empêcher l'implantation du christianisme.
"Une grande partie, si ce n'est la majorité des moines ont profité des prérogatives que leur valait leur statut d'agents de l’État pour opprimer ou exploiter les familles rattachées à leur temple."

    Le 3 janvier 1868, le jeune empereur Meiji prit des mesures radicales afin de briser le régime féodal et notamment des mesures contre le bouddhisme. Un courant de pensée (nommé "étude nationale") shinto proche de l'empereur enseignait que l'origine divine de la nation japonaise et de l'empereur avait été pervertie par des éléments extérieurs notamment chinoise comme le bouddhisme.
 "40 000 temples furent fermés"..." 4500 furent détruits. Les moines hébergés par ces temples durent retourner à la vie laïque et ceux qui avaient entre 18 et 45 ans furent  incorporés dans la toute nouvelle armée impériale.(...) Les dirigeants bouddhistes se sont très vite rendu compte que leur meilleur espoir de regagner le terrain perdu consistait à s'aligner sur le nationalisme de plus en plus exacerbé qui régnait à l'époque."
    Il ne leur fallait pas seulement être docile avec le nouveau pouvoir en place, il leur fallait également se montrer zélé et les résultats furent à la hauteur de leurs espérances. A partir de 1872, ils devinrent des instructeurs religieux afin d' exalter le patriotisme, aider la population à vénérer les divinités et à obéir aux autorités. Entre temps de nombreux moines qui étaient retournés à la vie laïque s'étaient mariés. Une ordonnance de 1872 permit donc aux religieux bouddhistes, s'ils le souhaitaient, de manger de la viande, se marier, se laisser pousser les cheveux et porter des vêtements ordinaires. Cette ordonnance fut très mal accueillie par les milieux bouddhistes mais passa quand même.

    Pendant la guerre sino-japonaise pour le contrôle de la Corée (1894-1895), non seulement il n'y a pas eu de mouvement en faveur de la paix de la part des bouddhistes mais les dirigeants justifièrent cette guerre afin "d'éveiller   leurs coreligionnaires chinois et coréens". Malgré la victoire du Japon, celui-ci n'obtient pas tous les territoires qu'il convoitait et son impérialisme se voit contenu par les pays occidentaux, particulièrement la Russie, qui obtient une partie de la Mandchourie du nord. Le Japon décide alors de développer sa machine de guerre et conduit à la guerre russo-japonaise (1904-1905). Dans cette atmosphère, les dirigeants bouddhistes ont jugé nécessaire de continuer de manifester leur soutien à l'armée en montrant que le bouddhisme pouvait être utilisé pour donner du courage aux soldats.

Des longues citations qui datent de 1896 de Daisetz T. Suzuki on retiendra :

"Si un pays sans loi vient entraver notre commerce ou piétiner nos droits, il s'agit là de quelque chose qui risquerait vraiment d'interrompre les progrès de l'humanité tout entière. Au nom de la religion, notre pays ne pourrait se laisser faire. (...) nos soldats considèrent que leur vie est aussi légère qu'une plume d'oie et leur dévouement au devoir aussi lourd que le mont Taishan"

    Josh Baran commente cette phrase ainsi :"Cette métaphore des "plumes d'oie" deviendra l'un des points essentiels de l'endoctrinement militaire qui enseignait aux recrues et aux jeunes pilotes kamikaze ("vent divin") que leur vie individuelle n'avait aucune valeur et pas plus de poids."

    Kôdô Sawaki recut l'ordination de moine zen à l'âge de 16 ans. 3 ans plus tard il fut incorporé dans l'armée impériale de 1900 à 1906. Dans ses "Souvenirs de Sawaki Kôdô, il écrit "Mes camarades et moi nous sommes gorgés de tuerie"

Des citations de Kôdô Sawaki qui datent de 1944 on retiendra :

"Le maître zen Dôgen a dit qu'on doit rejeter le soi. Il a enseigné qu'on doit pratiquer tranquillement en s'oubliant soi-même. Il a exprimé cela en ces mots dans le chapitre "vie et mort" du Shôbôgenzo : "Rejetez simplement le corps et l'esprit et projetez-vous dans le royaume du Bouddha. Le Bouddha vous servira de guide et si vous suivez les conseils qu'il vous donne, vous vous libérerez de la vie et de la mort et deviendrez un Bouddha sans avoir besoin de vous donner du mal physiquement ou mentalement" Formulé différemment, cela veut dire qu'il faut obéir aux ordres de ses supérieurs quel qu'en soit le contenu. Ce faisant vous devenez immédiatement de fidèles serviteurs de l'empereur et de parfaits soldats."
     Il est assez facile de montrer que Dogen pensait exactement le contraire de ce que Kôdô Sawaki tente de lui faire dire. Je ne citerais qu'une phrase :
"Pis encore, nombreux sont ceux qui vieillissent en tant qu’esclaves du pouvoir. Qu'ils sont lamentables" Obtenir la moelle en vénérant [Raihai tokuzui] p164 du Tome 5.
      Brian Victoria souligne la constance des efforts de  Kôdô Sawaki "en vue de se servir du zen pour créer un parfait soldat sans ego"

      Le chapitre le plus intéressant du livre de Brian Victoria concerne Uchiyama Gudô, un moine zen soto qui s'est opposé à la montée de l'impérialisme et à la guerre dans les années 1910. On retiendra cette citation d'Uchiyama Gudô alors qu'il était en prison et qu'il ignorait encore qu'il allait être exécuté:
"Shakyamuni était un religieux qui abandonna son trône pour devenir mendiant. Diogène était un philosophe qui a passé, dit-on, sa vie entière dans un baquet. Ce genre de vie ne les a pas empêché de connaître une joie qu'aucun monarque n'aurait pu leur retirer. Cloué sur la croix, le Christ n'en a pas moins été heureux d'offrir sa vie pour racheter tous les péchés du monde. On peut en déduire que le bonheur appartient à ceux dont les comportements sont conformes à leur propre raison. Cela étant, n'est-on pas en droit de dire que les gens qui agissent en accord avec la raison sont ceux qui se consacrent à faire avancer, ne serait-ce qu'un petit peu, la cause de la répartition équitable du travail entre les hommes et de la satisfaction de leurs besoins en termes de nourriture, de vêtements et d'abri? Celui qui, après avoir agi conformément à la raison, devrait mourir sur l'échafaud, ou subir l'humiliation de la crucifixion, ou finir ses jours glacé jusqu'aux os dans l'enfer souterrain des mers du nord. C'est de ces gens-là qu'on peut dire qu'ils ont trouvé le vrai bonheur dans la vie"
      Si vous voulez en savoir un peu plus il y a une page wiki qui lui est consacré. On notera au passage que la secte soto lui retira son statut sacerdotal de moine en 1910 pour s'être opposé à la guerre et le lui rendra en 1993 sous la pression des historiens et des médias.

     On s’intéressera aussi plus particulièrement au chapitre qui concerne le regard des japonais d'après-guerre sur la philosophie du bouddhisme zen même si il peut sembler un peu abusif de reprocher au bouddhisme zen ce que les bouddhistes en ont fait notamment de l'idée qui est au cœur de ce blog:

Au japon, écrit Brian Victoria, la doctrine de l'éveil originel a pris de plus en plus d'expansion avec le temps, jusqu'à embrasser l'idée que toute chose, animée comme inanimée possède cet éveil originel. D'où la fameuse phrase, qui revient souvent dans la littérature japonaise, "les montagnes et les rivières, les plantes et les arbres, tout atteint à la bouddhéité" (sansen sômoku shikkai jôbutsu). Au premier abord, l'idée semble optimiste, et même démocratique, car l'éveil devient ouvert à tous, par nature et en toute égalité, au-delà des considérations de fortune, de sexe, d'âge, d'éducation ou de nationalité, et il s'étend même aux objets du monde inanimé.

 Deux chercheurs japonais, Hakamaya et Matsumoto ont cherché à montrer que cette idée pouvait avoir un effet pervers :
"S'il existe, disent-ils, une réalité unique et immuable sous-jacente à tous les phénomènes, alors tout, dans le monde phénoménal devient essentiellement égal. Et cela vaut, bien entendu, pour des valeurs morales comme le bien et le mal, le juste et l'injuste, ou des statuts sociaux comme riche et pauvre, fort et faible. Il n'y a donc plus aucun besoin ni aucune raison de combattre l'injustice ou de changer ce qui ne va pas dans le monde. La discrimination et l'injustice en viennent à être considérées comme l'ordre normal des choses. L'altruisme cesse d'être un devoir moral et l'obligation d'aider ceux qui sont dans le besoin disparaît." 
     A cette objection on pourrait répondre que la nature de bouddha n'implique nullement une réalité sous-jacente car elle n'est ni de l'ordre de l'être ni du non-être. Elle n'implique nullement non plus l'idée de statu quo car le rôle du Bodhisattva est précisément d'aider les êtres à réaliser cette nature de bouddha ce qui n'est possible que si les besoins vitaux sont satisfaits. En revanche, si le réel prêche le dharma il est très difficile de dire dans quel sens le réel prêche car la prédication n'est pas clairement intelligible. 

On se souviendra ajoute Brian Victoria que :
"l'idée que tous les êtres possèdent la nature de Bouddha a servi de catalyseur à la lutte de Uschiyama Gudô contre la répression, la discrimination et la guerre, puisque c'est sur elle qu'il a fondé sa conviction que tous les êtres sensibles sont essentiellement égaux sans qu'il n'y ait "ni supérieur ni inférieur" (...) "C'est aussi de la pauvreté rurale que Gudô se préoccupait avant tout dans ses contacts avec les jeunes du villages. La racine du problème résidait selon lui dans l'injustice d'un système social où une poignée d'individu possédait la majeure partie de la terre tandis que le fermage était le lot du plus gros de la population rurale. Gudô en vint à plaider ouvertement pour la réforme agraire, laquelle finirait d'ailleurs par être adoptée, mais bien des années plus tard, après la défaite du japon dans la guerre du Pacifique."
     Bien sûr on pourrait objecter que le cas d'Uschiyama Gudô est un cas isolé et qu'ils n'ont pas été nombreux à se révolter contre la montée en puissance de l'impérialisme japonais. En même temps, ceux qui entendent le réel prêcher le Dharma ne sont pas très nombreux non plus. Après la lecture de ce livre on se méfiera davantage encore, si c'est possible, de la complaisance de certains discours zen à l'égard de la voie du sabre (Bushidô). La voie du sabre n'est pas compatible avec l'éthique indépendamment de toute religion ou absence de religion. Elle est donc à combattre, pacifiquement, évidemment.



2 commentaires:

  1. Ce que nous voyons n'est pas une faute dans les enseignements du Bouddha, ce que nous voyons est une décadence et encore une fois plus, la réalité de l'erreur impliquée dans l'institutionnalisation des religions au service du pouvoir temporel. Comment l'expansion parmi la population de toute enseignements oblige l'État à s'approprier des mouvements pour les canaliser à son avantage en mettant en charge ceux qui sont plus faciles à adapter à leurs intérêts et eloigne les plus capables.
    Il semble très facile de le voir et de le signaler les erreurs, cela est facile, et meme aujourd'hui, avec les médias, avec des réseaux sociaux c´est bien difficcil… , les tromperies prolifèrent et dans cette cacophonie pour voir qui fait plus de bruit, les voix les plus propres se perdent dans le bruit . Rien de plus, rien de moins.
    S'il est déduit des enseignements du Bouddha qu'il n'y a pas besoin de faire quoi que ce soit car tout est un devenir sans substance, pourquoi insister sur les préceptes lors de l'ordination? penser ainsi c'est tomber dans la maladie du vide.
    C'est précisément la causalité et son cours qui conduit aux préceptes (même la vitesse de la lumière en est limitée a elle).
    Les préceptes, enseignés et utilisés comme interdiction, ne sont rien d'autre qu'une sangle qui se noue.
    Quand ils sont la liberté de vivre sans entrave ou soumis au pouvoir destructeur du karma.
    Prenons le premier. Ne pas tuer; dans sa version complète: ne tuez pas et n'incitez pas quelqu'un à tuer a vote place.
    C'est protéger la vie, c'est défendre la vie; C'est défendre la possibilité que chaque existence accomplisse sa totalité sans interrompre soudainement son processus de manière forcée, au contraire il sagit de l´aider a realiser, ce n'est pas seulement s'abstenir d'un certain comportement, c'est comment il est pratiqué et le précepte est réalisé dans l´action, qui prend sens.
    Et cette situation démontre, encoré une fois, le degré de détérioration qui soumet le pouvoir matériel coercitif, nécessaire a maintenir le contrôle sur les gens pour en tirer profit, à tout moment et à tout lieu. L'opposé de la liberté. Ce sont les maîtres de la cupidité qui ont pris la direction en prenant les vêtements de la vérité et en trompant même ceux que nous pensions être plus préparés et capables.
    Je ne connaissais pas l'histoire de Gudo, je suis heureux de voir un vrai disciple de Bouddha et d'être conscient de ce que cela signifie. Chapeau avec la front au sol pour luí. Tirons des leçons de l'expérience.

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    1. Je ne suis pas trop fan de la notion de décadence car à l'époque de Dogen, le XIIIème siècle était déjà considéré comme une époque de décadence. Je préfère la notion d'entropie qui est plus facilement conciliable avec un temps cyclique. Des groupes se forment se sclérosent puis se dissolvent et d'autres groupes se forment... La décadence n'est qu'un moment du processus et c'est un processus aussi naturel que le fait de vieillir.

      Je ne dis pas qu'il ne faut pas lutter soit à l'intérieur d'un grand groupe qui s'est institutionnalisé pour qu'il ne sombre pas ou si c'est déjà trop tard commencer à créer un autre groupe sur les cendres du premier avec un axe éthique qui soit simple et clair.

      Il faut aussi tirer les leçons du passé et ne pas se voiler la face.

      Sur les préceptes nous sommes d'accord, dans les enseignements on les dit aussi bien de manière négative (ne pas faire) que positive (faire)

      Ensuite, en France, on n'a pas trop à se plaindre en terme de liberté de culte. N'importe qui peut créer son dojo en dehors de toute institution sans être inquiété par l'état.

      "les maîtres de la cupidité" ... je me méfie aussi d'un côté paramaoïaque assez typiquement français qui fait qu'on a tendance à voir un affreux gourou derrière chaque personne qui se présente comme un maître.

      On a les maîtres qu'on mérite. Dire le contraire est présomptueux. Creez votre groupe de pratique, dirigez le sans faire preuve d'autoritarisme vous verrez que c'est loin d'être facile.

      Dans le dojo que je fréquente, les décisions sont prises de manière collégiale. C'est l'anarchie dans le bon sens du terme. Réjouissons-nous quand ça fonctionne.

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